Chronique d’un leak annoncé

Le 25 septembre 2012

La différence entre l'incident Facebook du 24 septembre 2012 avec d'autres catastrophes c'est que tout le monde savait que ça arriverait. Que ça aurait pu arriver. Que ça pourrait arriver. Bref, que ça arrivera.

The Labyrinth of memory - photo by-nc Mister Kha

“FacebookLeak”, “bug Facebook”, peu importe son nom. La frise chronologique est bouleversée. Facebook n’a jamais eu — semble-t-il — que des détracteurs, mais Facebook a quasiment autant — voire bien davantage — d’utilisateurs. Le caractère intrinsèque de la folie suscitée hier par une information non vérifiée et profondément préemptée est fondamentalement lié à l’anticipation de l’événément par l’imaginaire collectif.

Dans une des plus brillantes pièces du théâtre anglais contemporain, Betrayal, Harold Pinter décrit la relation psychologique entre trois personnages classiques : le mari, la femme, l’amant. Le chef d’oeuvre commence par la fin de l’histoire — elle lui avoue que son époux est au courant de leur relation depuis deux ans — et termine par son origine : l’immoral et répréhensible baiser. Le génie de Pinter est de susciter la tension créée par cette trahison à rebours qui met l’amant dans la situation désepérée du mari en provoquant son hystérie sourde — et un sentiment particulièrement équivoque de bien-être chez le lecteur.

Poke

Ce qui vient de se passer avec la tragédie drôlatique du vrai-faux dysfonctionnement non avéré de Facebook n’est pas une histoire comme les autres. Le processus narratif n’est pas linéaire comme l’appréhension publique et populaire d’un accident industriel ou d’une catastrophe naturelle. Les événements semblent pourtant s’enchaîner dans le même tempo : il se passe quelque chose, la foule s’en empare, l’hystérie prend le dessus, la raison intervient, le questionnement surgit ; il s’est passé quelque chose.

Sauf que la manière dont l’information a rebondi hier ne ressemble en rien à cette manière dosée de furie et de consternation qui jalonne les accidents industriels et les catastrophes naturelles. La palette des sentiments de cette soudaine synesthésie facebookienne a débordé ad absurdum jusqu’au perron des ministères, dont on imagine les plus jeunes membres, le doigt moite, vérifier leur propre timeline tandis qu’ils méditaient sur le genre de communiqué qu’ils pourraient fournir (jusqu’au bout de la nuit) à une presse déjà ras-la-gueule et suffisament étourdie sur le sujet.

Dans un entretien avec Bernard Pivot en 1976, l’ancien publicitaire et romancier René-Victor Pilhes prévoyait :

Le retour à la bestialité est possible dans une société comme la nôtre. En raison de la désorganisation des mentalités, des crises d’hystéries généralisées, tout cela aggravé par les crises économiques.

Parmi les plus vitupérants, les plus exaltés des journalistes sur ce sujet (devenu) excessivement mainstream, d’aucuns ont claqué la langue avec la délectation de ceux qui pourchassent sans répit les conspirationnistes du 11-septembre. Si la comparaison peut paraître excessive, elle ne l’est pas : lorsque Facebook a balancé son laïus illico — repris la bouche en coeur par les purs players de la Vallée — démentant le moindre problème sur Ses éminents serveurs, la corporation s’est scindée au même pas. La famille des “mouais j’ai pourtant moi-même constaté le problème” et celle des “ah on vous l’avait bien dit et d’ailleurs avez-vous des preuves de ce que vous avancez” ont planté le campement. Et s’observent en chiens de faïence depuis.

Hate

Cette exacerbation minitieuse des petites rancoeurs connectées ressemble à s’y méprendre à la continuation d’un vieux flaming démarré la veille sur un mur Facebook. Ou une conversation privée. Bref, on se sait plus. Mais c’est public, et c’est en famille.

Tout le monde sait que Facebook est une passoire en nacre, un anus chaste ouvert sur le monde. Que ses paramètres de confidentialité comportent 1 000 mots de plus que la Constitution française. Que des arnaques pour des iPhone 5 à 69 euros y pullulent. Que les données personnelles qu’on y “efface” restent stockées au fond du Nouveau-Mexique ou ailleurs.

Que toutes les filles ne comprennent pas le truc pour mettre les photos en maillot de bain accessibles uniquement aux très bons amis. On sait que ça va exploser et qu’on va tous le quitter un jour. Que l’histoire va s’arrêter. Que le grand secret de la réussite d’un post-ado génial un peu connard devenu milliardaire sera forcément dévoilé aux yeux rouverts de l’humanité tétanisée par son affection pour une plate-forme qui lui permet d’avoir une vie sociale avec des gens qui n’existent plus vraiment.

Hier la boîte de Pandore a failli s’ouvrir sur une histoire qu’on connaît déjà tous. Nous avons failli être cet amant qui apprend par sa maîtresse que son mari est au courant depuis bien longtemps. Nous avons flirté avec l’hystérie, et avec un infini bien-être. Même joueur, rejoue encore.


Photo CC The Labyrinth of memory [by-nc] Mister Kha

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