OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 L’Europe fermée de l’intérieur http://owni.fr/2012/06/06/leurope-fermee-de-linterieur/ http://owni.fr/2012/06/06/leurope-fermee-de-linterieur/#comments Wed, 06 Jun 2012 09:30:56 +0000 Thomas Deszpot http://owni.fr/?p=111880

Barrière frontalière entre L'Espagne et le Maroc à Ceuta. De l'autre coté des barbelés, c'est le Maroc. Ceuta, Espagne, 2002 - Photographie par ©Bruno Arbesu via Picture Tank

Pour gérer les flux migratoires et surveiller ses frontières, l’Europe s’érige en forteresse. C’est la conclusion de deux chercheurs qui rendront publique le 26 juin une étude sur les frontières de l’Union Européenne, réalisée pour le Heinrich Böll Stiftung, un institut allemand proche du parti des Verts. Dans une première version du rapport que s’est procuré OwniMathias Vermeulen et Ben Hayes, mettent en évidence la politique du tout sécuritaire vers laquelle s’oriente l’UE en matière de flux migratoires, et, surtout, la surenchère technologique qui l’accompagne.

Depuis 2005, l’Europe s’est dotée d’une force d’intervention spécialement dédiée à ces missions : l’agence Frontex. Basée à Varsovie, elle peut compter sur le soutien financier de l’UE, qui intervient à hauteur de 676 millions d’euros pour la période 2008-2013. Organe majeur dans la régulation de l’immigration,  l’agence agit à travers tout le continent grâce à des moyens matériels considérables. En février 2010, l’agence comptait 113 navires, 25 hélicoptères et pas moins de 22 avions.

Depuis plus d’un an, les révoltes arabes font craindre aux dirigeants du vieux continent un afflux massif de migrants, en provenance notamment du Maghreb. Très sollicitée en Méditerranée, où elle effectue une surveillance maritime permanente, l’agence Frontex tente de contrôler l’arrivée des migrants. Mais son action se concentre également à l’est de l’Europe. L’un des exemples le plus frappant concerne la frontière slovaco-ukrainienne où sur une centaine de kilomètres, ce sont près de 500 caméras qui sont déployées. Elles viennent épauler les 850 policiers qui guettent l’entrée des migrants vers l’espace Schengen. L’investissement est colossal : sécuriser un kilomètre de frontière représente ici un million d’euros.

L'agence Frontex et ses points d'attache en Europe et au Maghreb (illustration tirée du rapport "Borderline"

Pourtant, la Commission européenne ne souhaite pas s’arrêter là. En septembre 2011, elle a renforcé les moyens de Frontex, qui peut désormais investir dans des équipements à sa seule disposition et déployer ses propres équipes de gardes-frontières. Pour tenter d’endiguer l’immigration illégale, l’agence peut aussi mobiliser une partie de ses forces au delà des frontières européennes. Des accords de coopération sont passés avec différents pays africains : les bateaux de Frontex sont ainsi autorisés  à arpenter les côtes sénégalaises ou mauritaniennes.

Pour compléter les dispositifs existants, le projet Eurosur est dans les cartons de la Commission depuis 2008, avec l’objectif de “limiter le volume de ressortissants de pays tiers pénétrant illégalement sur le territoire de l’UE.” Pour Matias Vermeulen et Ben Hayes qui l’ont étudié en détail, les conclusions sont sévères.

Le système Eurosur et le développement de “frontières intelligentes” représente la réponse cynique de l’Union européenne au Printemps arabe. Il s’agit là de deux nouvelles formes de contrôle européen des frontières [...] pour stopper l’afflux de migrants et de réfugiés (complétés par des contrôles à l’intérieur même de l’espace Schengen). Pour y parvenir, les ministres de l’Intérieur d’un certain nombre de pays sont même prêts à accepter la violation de droits fondamentaux.

Des drones

La mise en place d’Eurosur – qui devrait, selon les chercheurs, être actée dans l’année par le Parlement européen – doit permettre d’exercer un contrôle accru aux frontières, mais également à l’intérieur de l’espace Schengen. Sont visés les migrants illégaux et ceux entrés en situation régulière mais avec un visa expiré, communément appelés ”over-stayers“. Prévu pour agir en complément et en collaboration avec Frontex, Eurosur devrait être doté de moyens technologiques de pointe dans la surveillance, avec notamment des drones qui survoleront les eaux de la Méditerranée. En février 2008,  le message porté devant l’Union par Franco Frattini, commissaire en charge de la Justice et des Affaires Intérieures résumait à lui seul les orientations politiques à venir concernant l’immigration, comme la souligne la Cimade dans un de ses rapports.

Recourir aux technologies les plus avancées pour atteindre un niveau de sécurité maximal.

Parmi ces avancées technologiques figure par exemple la biométrie. Le concept de “frontière intelligente” présenté par la Commission européenne met en avant la reconnaissance de toute personne transitant à l’intérieur des frontières de l’UE, de manière à pouvoir vérifier si sa présence sur le territoire européen est légale.

Les eurodéputés ont la biométrique

Les eurodéputés ont la biométrique

Une dizaine d'eurodéputés demandent à la Commission européenne d'apporter les preuves de l'efficacité des passeports ...

À ce titre, le rapport des deux chercheurs pointe du doigt ce qui pourrait devenir “l’une des plus vastes bases de données pour les empreintes digitales à travers le monde.” Ce fichier global et centralisé se cache derrière l’acronyme RTP, pour “registered traveller programme” (littéralement “programme d’enregistrement des voyageurs“).

Derrière cette volonté incessante de renforcer la sécurité et la surveillance, l’ombre de sociétés privées se dessine. Via les projets de recherche et développement et la mise en place des différents systèmes évoqués ci-dessus, les instances européennes financent de nouveaux marchés, promis aux industries de l’armement. Ces investissements portent en majorité sur du matériel dont les fonctions premières sont d’ordre militaires (drones, caméras thermiques très haute définition…). En 2008 par exemple, le Commissariat à l’énergie atomique a reçu 2,8 millions d’euros pour développer des “outils pour l’inspection non destructive d’objets immergés grâce, principalement, à des capteurs de neutrons”.  C’est ainsi qu’est né le projet Uncoss, dont on peut lire sur le site qui lui est dédié qu’il oeuvre à la protection des voies d’eau,  jugées “très exposées aux attaques terroristes”.

De grands groupes industriels profitent eux aussi des fonds européens dans le cadre de projets de recherche. Thalès a entre autres touché 1,6 millions d’euros pour mettre en place le système Simtisys, chargé du “contrôle de la pêche, de la protection de l’environnement et du suivi des petits bateaux”.  Autre grand groupe français, Sagem a de son côté reçu 10 millions d’euros pour le lancement d’Effisec, un programme de renforcement des postes frontières. Parmi les objectifs affichés, “améliorer la sécurité et l’efficacité des points de contrôle” et “améliorer les conditions de travail des surveillants aux frontières”.

En se basant sur les dépenses déjà engagées, les deux chercheurs estiment le coût global de ces frontières intelligentes à 2 milliards d’euros au minimum, soit le double du montant prévu par la Commission européenne. Ils soulignent a contrario les moyens réduits dont dispose le Bureau européen d’appui en matière d’asile. Son budget est en effet neuf fois inférieur à celui de l’agence Frontex.

Tel qu’il est développé actuellement, le cadre législatif et financier du projet Eurosur revient à donner un chèque en blanc à l’agence Frontex. La Commission européenne continue elle à financer la recherche et le développement grâce aux fonds de l’UE, en attendant de trouver quelque chose qui fonctionne.

Violences

[APP] Mémorial des morts aux frontières de l’Europe

[APP] Mémorial des morts aux frontières de l’Europe

Plus de 14 000 réfugiés sont "morts aux frontières" de l'Europe depuis 1988. Afin de mesurer l'ampleur de cette "guerre ...


Le durcissement de la politique migratoire européenne intervient également dans un contexte de drames à répétitions. Porte d’entrée vers l’Europe, l’île italienne de Lampedusa a été le théâtre de nombreux accidents lors des derniers mois. Parmi les milliers de migrants qui prennent la mer, tous n’ont pas la chance d’arriver sains et saufs. Depuis 1988, plus de 18 000 personnes seraient mortes en tentant de rallier l’Europe.

Développés pour améliorer le contrôle des frontières, Frontex et le futur Eurosur visent aussi à protéger les migrants. Dans les faits pourtant, ces politiques sécuritaires semblent ne pas tenir compte de la dimension humaine de telles opérations. Des violences sont souvent à déplorer, décrites par le réseau d’associations Migreurop dans une étude datée de novembre 2010.

Ces opérations – visant à renvoyer dans leur pays d’origine des personnes contre leur gré– sont souvent sources de violences. Il est rare de pouvoir recouper des informations sur leur déroulement, puisque les personnes sont éloignées de force et qu’on ne connaît généralement pas le sort qui leur est réservé à l’arrivée. Il est donc difficile d’établir ou de maintenir avec elles un contact. Cependant, régulièrement, certains témoignages d’expulsés font état de violences se traduisant par des humiliations, des insultes, de l’agressivité, des coups jusqu’au tabassage durant les tentatives d’embarquement.

Par ailleurs, le respect du droit d’asile pose lui aussi problème. Suite à leur interception, il n’existe pas aujourd’hui de distinction claire entre les migrants pour raisons économiques et ceux qui fuient des violences. Catherine Teule souhaiterait que les migrants “puissent bénéficier d’un entretien individuel à leur arrivée afin de comprendre leur situation”.  La vice-présidente de l’Association européenne pour la défense des droits de l’homme nous a en effet expliqué que le droit d’asile n’est pas suffisamment respecté à l’échelle européenne, et réclame un contrôle plus strict.

Les problème que posent ces opérations, c’est le manque total de transparence, aucun observateur extérieur n’intervient.

Jurisprudence américaine

“La liberté de circulation s’impose comme une évidence”

“La liberté de circulation s’impose comme une évidence”

Pour Claire Rodier, juriste au Gisti et présidente du réseau, la liberté de circulation s’impose comme une évidence au ...

Ces orientations ne sont pas sans rappeler l’exemple américain. Lancé en 2006, le SBI-net (pour Secure Border Initiative Network) a coûté 3,7 milliards de dollars, avant d’être annulé en 2010. Ce projet piloté par l’entreprise Boeing devait permettre un contrôle intensifié aux frontières canadiennes et surtout mexicaines.

Avec la construction d’un réseau de 1800 tours, équipées de capteurs, caméras, détecteurs de chaleur et de mouvement. Pour justifier ce retour en arrière du gouvernement américain, la secrétaire américaine à la Sécurité intérieure Janet Napolitano a avancé le manque d’efficacité du système.

Ce projet a dépassé les budget prévus et pris du retard. Il n’a pas fourni un retour sur investissement qui permette de le justifier. Nous allons désormais réorienter ces ressources vers des technologies déjà éprouvées et adaptées à chaque région frontalière, pour mieux répondre aux besoins des patrouilles sur place.

Les failles soulevées outre-atlantique ne semblent pas infléchir les politiques européennes. La question des frontières a resurgi ces derniers mois au sein de l’UE, avec une remise en cause récurrente de l’espace Schengen. Aux Pays-Bas, le projet @MIGO-BORAS actuellement en préparation va se concentrer sur les frontières avec l’Allemagne et la Belgique. Des caméras de surveillance placées à une quinzaine de points stratégiques auront pour mission de faciliter le repérage des “illégaux”.

Ces sujets ont aussi animé la campagne présidentielle française : le 11 mars à Villepinte, Nicolas Sarkozy s’en est pris aux accords de Schengen qu’il a appelé à réformer.

Il y a urgence, car il n’est pas question que nous acceptions de subir les insuffisances de contrôle aux frontières extérieures de l’Europe.

Réplique

La politique migratoire menée au sein de l’UE suscite de vives réactions à travers l’Europe. Les associations d’aide aux migrants déplorent des mesures qui constituent à leurs yeux une entrave aux libertés humaines. C’est le cas de Migreurop qui pointe dans ses travaux la violation de la convention de Genève, laquelle est censée garantir le principe de non refoulement des migrants. Face à ses collègues eurodéputés, Daniel Cohn-Bendit s’en est pris violemment aux déclarations de Nicolas Sarkozy et Silvio Berlusconi, qui ont signé une lettre commune pour la révision de Schengen.

En acceptant ce débat sur Schengen, en acceptant les pressions populistes, en acceptant le racisme, vous savez ce que va être un contrôle de frontières, si on le fait ? Ca va être un contrôle facial. [...] Tous ceux qui seront bronzés, qui seront différents, eux ils vont se faire contrôler. Et on va faire une Europe à la carte: les blancs ça rentre, les bronzés ça rentre pas.

Les opposants à Frontex tentent eux-aussi de faire porter leur voix : une opération “Anti-Frontex days” (journées anti-Frontex) s’est tenue du 18 au 23 mai à Varsovie, où est situé le siège de l’agence. Les militants mobilisés souhaitaient alerter l’opinion publique et faire part de leur colère face aux expulsions de migrants qui se poursuivent à travers l’Europe. Cette année, ils se sont servis de l’euro de football -organisé conjointement par la Pologne et l’Ukraine- comme d’une tribune.

L’avenir des frontières européennes est désormais entre les mains du Parlement européen. Si le projet Eurosur est appliqué en l’état, l’Europe pourrait bien se condamner à vivre enfermée.


Photographie par Bruno Arbesu via Picture Tank © tous droits réservés

Barrière frontalière entre L’Espagne et le Maroc à Ceuta. De l’autre coté des barbelés, c’est le Maroc. Ceuta, Espagne, 2002

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2011, le printemps meurtrier des réfugiés http://owni.fr/2011/06/20/2011-le-printemps-meurtrier-des-refugies/ http://owni.fr/2011/06/20/2011-le-printemps-meurtrier-des-refugies/#comments Mon, 20 Jun 2011 17:30:21 +0000 Jean Marc Manach http://owni.fr/?p=70912 De janvier à juin, entre 1500 et 1800 migrants au moins sont morts en tentant de venir se réfugier en Europe, laissant augurer que l’année 2011 sera la plus mortelle pour les réfugiés. En 2006, 2000 morts avaient été recensés, pour toute l’année, et 1785 en 2007. Toutes les autres années, le nombre de morts répertoriés étaient inférieurs à 1500.

Ces chiffres sont issus de la veille organisée par deux ONG, Fortress Europe et United qui, depuis des années, scrutent la presse et les rapports officiels ou émanant d’ONG afin de documenter ce qu’ils qualifient de “guerre aux migrants“.

En janvier dernier, OWNI publiait un mémorial des morts aux frontières de l’Europe, carte interactive permettant de visualiser, par année, pays, et causes des décès, le coût de la fermeture des frontières aux réfugiés.

Nous n’avons pas pu le mettre à jour, mais profitons de la Journée mondiale des réfugiés, célébrée le 20 juin par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés -qui célèbre cette année son 60e anniversaire- pour revenir sur la situation des morts aux frontières, qui semble n’avoir jamais été aussi désastreuse et mortelle que cette année.

1387 noyés, plus quelques suicides

Depuis janvier, United a en effet recensé 1478 morts aux frontières, dont 1387 noyés en tentant de fuir la Tunisie ou la Libye, portant à 15 551 le nombre de morts recensés depuis 1993. Fortress Europe évoque de son côté 1802 décès, soit 17627 depuis 1988. Ces chiffres ne sont que des estimations, nombre de cadavres n’étant jamais repêchés, United estimant ainsi que le total pourrait être multiplié par trois.

En mars, un navire en partance de la Libye pour Lampedusa avec à son bord 308 personnes a été déclaré manquant. Deux autres bateaux ont ensuite coulés, dans la foulée, entraînant la mort de 251 migrants, puis 251 autres en avril, 270 en juin…

Mais tous ne meurent pas en bateau. Certains meurent une fois parvenus en Europe. Et nombreux sont ceux qui se suicident. United évoque ainsi le cas de Shambu Lama, un Népalais qui vivait en Allemagne depuis 16 ans et qui s’est jeté sous un train après avoir appris qu’il devait être “reconduit“, et qu’il allait donc devoir quitter son fils.

Kambiz Roustayi, un Iranien de 36 ans, s’est quant à lui aspergé d’essence et immolé, devant le mémorial de l’holocauste d’Amsterdam, où il attendait l’issue de sa demande d’asile depuis 2001, suite à l’annonce de son expulsion vers l’Iran, de peur d’y être torturé et condamné à mort.

Aminullah Mohamadi, 17 ans, s’est quant à lui pendu dans un parc de la Villette, en mai dernier, après avoir appris qu’il devrait être renvoyé en Afghanistan à sa majorité.

D’autres meurent du fait des complexités administratives. En mars dernier, Seydina Mouhamed, 5 ans, atteint d’une tumeur au cerveau et qui ne pouvait pas être soigné au Sénégal, mourait juste après être enfin arrivé en France, après une trop longue attente du fait des complexités administratives pour l’obtention d’un visa :

Mon fils est arrivé à Paris dans un état critique. Il souffrait d’une embolie pulmonaire. C’est par hélicoptère qu’il a été acheminé à Strasbourg où les médecins ont fait part de leurs regrets, car il a été évacué trop tardivement.


Contrairement à ce que laissent entendre plusieurs commentaires, émanant de lecteurs du site fdesouche.com, ces migrants sont bien morts parce que les frontières de la “Forteresse Europe” sont de plus en plus fermées, ce qui les incite à prendre toujours plus de risques, quitte à en mourir.

Voir, à ce titre, la “une” d’OWNI consacrée à ce sujet, et notamment l’entretien avec Claire Rodier, de Migreurop et du Gisti : La liberté de circulation s’impose comme une évidence.

Carte réalisée par Marion Boucharlat au design et James Lafa au développement. Visualisation mise à jour par Loguy, basée sur un graph de @manhack.

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“La liberté de circulation s’impose comme une évidence” http://owni.fr/2011/02/18/la-liberte-de-circulation-s%e2%80%99impose-comme-une-evidence/ http://owni.fr/2011/02/18/la-liberte-de-circulation-s%e2%80%99impose-comme-une-evidence/#comments Fri, 18 Feb 2011 15:36:23 +0000 Jean Marc Manach http://owni.fr/?p=47508

Pourquoi compter les morts de la migration ? Pourquoi se livrer à cette comptabilité macabre en tentant, en l’absence de données officielles, de rassembler les chiffres que parviennent difficilement à recueillir les ONG ?

Parce que les victimes de la « guerre aux migrants » sont aujourd’hui une composante indissociable de la politique migratoire menée par l’Europe à ses frontières. Et parce qu’il est indispensable de donner une lisibilité à une situation trop souvent réduite à la fatalité ou au fait divers.

La carte mémoriale des “morts aux frontières de l’Europe publiée par OWNI à partir des données compilées par l’ONG United soulève un certain nombre de questions, auxquelles avaient déjà tenté de répondre trois spécialistes des migrations dans un article intitulé “Compter les morts” publié en 2008 dans la revue Plein droit du Gisti, une association spécialiste du droit des étrangers.

S’il n’existe pas de données officielles concernant le nombre de personnes mortes en migration aux frontières européennes, “d’après les ONG qui tentent de recenser le phénomène, ce nombre serait passé, entre le début des années 1990 et le début des années 2000, de quelques dizaines à plusieurs centaines par an“. Cette évolution dépend, non seulement des vagues de migrations, mais également de l’attention, grandissante, des médias et des associations à l’endroit de ces “morts aux frontières” : 459 morts en 1996, 654 en l’an 2000, en 2003, 2000 en 2006, date à laquelle United en avait répertoriés 8855, depuis 1993.

Depuis, le nombre de morts est en décrue : 1785 en 2007, 1430 en 2009, et 208 “seulement” en 2010. Mais ces chiffres ne donnent qu’une vue partielle de la réalité, soulignent les auteurs de l’article, Emmanuel Blanchard, enseignant en sciences économiques et sociales, Olivier Clochard, le géographe qui a conçu la carte de l’externalisation du contrôle des frontières européennes pour Le Monde Diplomatique, et Claire Rodier, juriste au Gisti et présidente du réseau Migreurop, créé en 2002 suite à un séminaire sur « l’Europe des camps » par des militants et chercheurs “dont l’objectif est de faire connaître la généralisation de l’enfermement des étrangers dépourvus de titre de séjour

Pour ces trois spécialistes de la question, “une évaluation très approximative laisse penser que ce chiffre devrait au moins être multiplié par deux ou trois, voire plus encore“, dans la mesure où, pour les noyés par exemple, on ne recense que ceux dont les corps échouent sur les plages, pas ceux qui ont coulé…

Pour la seule année 2006, au cours de laquelle 600 cadavres ont été retrouvés sur les côtes canariennes, un responsable des services d’immigration de ces îles espagnoles estime que le nombre total de migrants noyés entre la côte africaine et les Canaries serait dix fois supérieur.

Une estimation confirmée par le directeur du Croissant rouge mauritanien, qui compare la traversée Mauritanie-Espagne à « un jeu de roulette russe ».

Le décompte est également faussé du fait que de nombreux de pêcheurs travaillant dans le périmètre Malte-Libye-Tunisie-Sicile préfèrent détourner leur route plutôt que de porter assistance aux naufragés :

Parfois, des cadavres humains s’accrochent aux filets. Généralement, on a ordre de les rejeter. Ce qui vient de la mer, on le rend à la mer : c’est ce que dit le capitaine.

Les contrôles ne dissuadent pas : ils accentuent la dangerosité des traversées

Dans le même temps, plus la pression et les contrôles des polices aux frontières se font pressants, plus les passeurs prennent des risques dans les trajets qu’ils font prendre aux migrants. Ainsi, notent les trois spécialistes, les patrouilles maritimes déployées par l’agence européenne Frontex afin de déjouer les tentatives de migration irrégulière en Méditerranée ont un succès très relatif, en tout cas paradoxal :

Fin août 2007, le ministre de l’intérieur espagnol annonçait une diminution des arrivées aux îles Canaries de cayucos, ces barques sur lesquelles embarquent les boat people depuis les rives africaines, de l’ordre de 70 % en un an.

Au cours de la même période, le nombre de cadavres retrouvés sur les côtes canariennes a augmenté, lui, de presque 50 %.

Les opérations d’interception maritime mises en oeuvre par Frontex ont donc moins pour effet de dissuader les départs que d’accentuer la dangerosité des traversées.

Ce qui rend d’autant plus pressant et important le fait de dénombrer le nombre de migrants morts aux frontières, afin d’aller au-delà de la fatalité ou bien du fait divers :

La guerre aux migrants passe ainsi du registre de la métaphore à celui d’un contexte dont les conséquences doivent être documentées. L’impossible dénombrement est alors l’auxiliaire d’un nécessaire déchiffrage.

Il s’agit aussi d’une forme d’exigence morale, et d’un hommage à rendre aux victimes. (…) Faire la somme des vies sacrifiées sur l’autel du « risque migratoire » est une autre manière de donner une existence à ces morts sans nom.

Dans un dossier publié en décembre 2010 dans Plein droit, les trois mêmes auteurs reviennent sur la multiplication des contrôles des flux migratoires et des dispositifs « anti-immigration » qui, depuis les années 90, tentent de juguler des flux d’« indésirables », soulignant que “depuis 1991 et, notamment, l’éclatement de l’URSS, de la Yougoslavie et de la Tchécoslovaquie, 26 000 km de frontières ont été instituées dans le monde” :

La première image d’une frontière est souvent celle d’une barrière et de guérites (les postes frontières), voire celle d’un mur ou d’une clôture grillagée surmontée de fils barbelés et ponctuée de check points. Cette représentation linéaire – renvoyant notamment au rideau de fer qui a séparé l’Europe pendant près de trente ans – n’a pas disparu.

(Mais) depuis que l’immigration est de plus en plus soumise aux contrôles administratifs, les frontières se sont déplacées des guérites des limites nationales aux guichets des centres-villes.

La lutte contre l’immigration est aussi un marché lucratif

Pour mieux comprendre les tenants et les aboutissants de cette évolution, nous avons posé quelques questions à Claire Rodier.

Vous évoquez la multiplication des contrôles des flux migratoires depuis les années 90, afin de “juguler des flux d’indésirables”, le fait que nous serions passé de la notion de réfugiés ou de migrants à celles de “sans-papiers” ou d’”indésirables” : de quand date le tournant exactement, et à quoi correspond-il ?

Claire Rodier : Il faut en revenir à la signature de la Convention de Schengen en 1990, qui vise à faciliter la circulation à l’intérieur de l’espace composé des pays signataires, et qui, en contrepartie, permet de renforcer les contrôles aux frontières extérieures.

Le principe de Schengen sera repris à l’échelle de tous les pays de l’Union européenne à partir de 1999 : l’UE est un vaste espace sans frontières intérieures où les citoyens européens (pas les autres) peuvent circuler librement mais dont, pour assurer la sécurité, il faut verrouiller et surveiller les frontières.

D’où l’installation progressive de l’idée d’un envahisseur dont il faut se protéger : il est migrant, terroriste (à partir du 11 septembre) et, de plus en plus, faux demandeur d’asile.

Toutes les lois européennes adoptées à partir des années 2000 en matière d’immigration et d’asile -c’est à partir de cette date qu’on a “communautarisé ces politiques“, qui sont devenues des politiques communes de l’UE – sont fondées sur cette lutte contre l’ennemi extérieur… qui est parfois aussi l’ennemi intérieur, cf par exemple le traitement de la question des Roms en Italie et en France.

Vous écrivez que les frontières sont de plus en plus technologiques, administratives, externalisées au privé, délocalisées dans les pays d’origine des migrants : vers quoi s’oriente-t-on aujourd’hui, et jusqu’où pensez-vous que cela va pouvoir aller ?

Claire Rodier : Je pense que le processus va d’autant plus s’intensifier que c’est un marché lucratif, indépendamment de l’efficacité des techniques déployées. Il n’est qu’à voir par exemple l’augmentation spectaculaire du budget de l’agence Frontex depuis sa création. Ce processus répond donc à des intérêts qui dépassent largement la question migratoire.

Quant à l’externalisation/délocalisation des contrôles, qui mettent à distance leur matérialité (par exemple quand ce sont les fonctionnaires mauritaniens ou ukrainiens qui empêchent les migrants de se rendre en Europe), elle s’inscrit dans le cadre du rapport de force entre les pays européens et ceux qui acceptent de collaborer à leur politique migratoire, rapport de nature différente selon les cas.

On est ainsi dans le registre post-colonial avec le Maghreb et l’Afrique de l’ouest, qui n’ont guère de marge de manoeuvre pour résister à la pression (à l’exception, pour l’instant, du Mali), du chantage avec les pays de l’ex bloc soviétique à qui l’on tend la carotte de l’adhésion à l’UE pour obtenir qu’ils jouent les garde-frontières, du donnant-donnant avec la Libye… C’est donc plutôt dans l’analyse géopolitique du rapport entre l’UE et ses voisins qu’il faut chercher à lire les orientations futures de sa politique migratoire.

Vous évoquez un processus de “criminalisation de l’immigration” qui, contournant les conventions internationales, met à néant “le droit d’avoir des droits” : que serait, selon vous, une politique d’immigration respectueuse des droits de l’homme ?

La liberté de circulation ! Pour qui prend le temps de peser tous les éléments du débat, la liberté de circulation s’impose comme une évidence. En 2009, le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) a ainsi enfoncé le clou, en proposant, démonstrations chiffrées à l’appui, de réformer les politiques en matière de migration en vue de « lever les barrières » pour ouvrir les voies d’entrée aux migrants.

Finalement, les seuls qui restent en retrait de cette prise de conscience de la nécessité de fluidifier les frontières, qui prennent le contre-pied de ces recommandations de bon sens, ce sont les gouvernants des pays industrialisés. Depuis qu’elle a « communautarisé » sa politique d’immigration, l’Europe en a progressivement restreint le champ à une approche sécuritaire.

L’agence Frontex, qui double les frontières physiques de l’Union européenne d’une frontière virtuelle surveillée par des radars, des hélicoptères et des patrouilles maritimes destinés à repousser les migrants, est le symbole de cette évolution à contre-courant. Figés dans leurs réflexes défensifs, obsédés par la préservation de leur souveraineté, ceux qui définissent aujourd’hui les politiques migratoires brandissent pour les justifier la menace de l’invasion qu’entraînerait un monde sans frontières.

Pourtant, instaurer la liberté de circulation n’implique pas de supprimer les frontières. Celles-ci existent, leur disparition n’est pas à l’ordre du jour, et elles ont leur fonction dans l’organisation du monde. Mais cette fonction n’est pas forcément d’être un obstacle, une barrière : ce n’est pas parce qu’ils ont des frontières que les États sont contraints de les fermer. Au contraire : ce qui n’est pas réaliste, c’est une politique d’immigration fondée sur la fermeture des frontières.


Voir aussi :
[APP] Mémorial des morts aux frontières de l’Europe
“La liberté de circulation s’impose comme une évidence”
Ceuta, tombeau du rêve européen

Ceux qui voudraient en savoir plus pourront se référer au texte de Claire Rodier, Instaurer la liberté d’aller et venir, repris dans l’anthologie sur Gisti intitulée Liberté de circulation : un droit, quelles politiques ?.

Illustration : refugiés kosovars CC Nations Unies.

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[APP] Mémorial des morts aux frontières de l’Europe http://owni.fr/2011/02/18/app-la-carte-des-morts-aux-frontieres-de-leurope/ http://owni.fr/2011/02/18/app-la-carte-des-morts-aux-frontieres-de-leurope/#comments Fri, 18 Feb 2011 13:08:28 +0000 Jean Marc Manach http://owni.fr/?p=47365

Plus de 5 000 réfugiés ont débarqué à Lampedusa, île italienne située entre Malte et la Tunisie, depuis le début de l’année. La situation est d’autant plus critique, souligne l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), que l’île, forte de 5 000 habitants, ne peut a priori accueillir que 800 réfugiés.

Dans un communiqué, United for Intercultural Action, une ONG de défense des droits des migrants et des réfugiés, rappelle de son côté que depuis 1993, 857 réfugiés au moins sont morts en tentant de rejoindre Lampedusa. Depuis le début de l’année, United a d’ores et déjà recensé 6 morts, et 31 disparus, un bilan qui risque fort de s’aggraver, si l’on en croit ce qui s’est passé le 11 février dernier :

Des garde-côtes tunisiens ont été vus en train d’éperonner délibérément un bateau ironiquement nommé “Liberté 302″ et transportant 120 passagers jusqu’à le scinder en deux; les corps de 5 migrants ont à ce jour été récupérés, mais il en manque encore des dizaines.

United, qui compile depuis 1992 articles de presse et signalements effectués par des ONG, journalistes, universitaires, sources gouvernementales, etc., a dénombré plus de 14 000 “morts aux frontières de l’Europe” depuis 1988.

La majeure partie, plus de 11 000, sont morts avant même d’entrer sur le territoire européen, dont 4 696 en Afrique. Près de 10 000 sont morts noyés, dans la Méditerranée, lors du naufrage de leurs bateaux, mis à l’eau par leurs passeurs, en pleine mer ou à l’approche de la côte, ou fuyant les policiers qui cherchaient à les interpeller.

  • 864 sont morts de soif ou de faim, la majorité, perdue dans le désert, ou dans une embarcation à la dérive,
  • près de 300 sont morts étouffés dans un camion,
  • 254 ont été assassinés,
  • plus de 250 écrasés en traversant une route ou en tombant d’un camion,
  • 215 sont morts de froid,
  • 138 des 335 suicidés ont opté pour la pendaison, 4 sont morts en grève de la faim et 33 par immolation.

No Border, de son côté, en répertorie 3899, mais Fortress Europe, dont la base de données remonte à 1988, 14 921, dont 10 952 en mer, et 1 691 dans le désert du Sahara…

Cette disparité de chiffres montre bien qu’il est impossible de recenser réellement la totalité des migrants morts pour avoir voulu trouver refuge en Europe. United estime d’ailleurs que le chiffre réel pourrait être trois fois plus important.

14 000 en Europe, plus 4 500 aux Comores

Pour s’en convaincre, il suffit de voir qu’United ne recense ainsi que quelques dizaines de morts à Mayotte, là où Fortress Europe en répertorie de son côté 629, noyés pour la plupart en voulant passer des Comores à la collectivité d’outre-mer française, et alors même qu’un rapport sénatorial datant de 2001 “estime à 4.000 le nombre de morts dus à des naufrages de Kwasa-kwasa, ces barques souvent surchargées servant à transporter des clandestins…” le site Stop Kwassa avançant, de son côté, le chiffre de 4500 morts noyés.

D’après un rapport [pdf] de la Cour des comptes, la situation se serait depuis quelque peu améliorée : “quatre naufrages par an en moyenne depuis 2007 sont à déplorer. Les disparitions et décès en mer sont élevés quoique en diminution (64 en 2007, 47 en 2008, 35 en 2009)“. Mais le rapport note cependant que “cette forte pression migratoire risque de s’accroître encore sous l’effet de la départementalisation“.

De plus, nombreux sont les morts qui ne sont pas répertoriés, parce que leurs corps n’ont pas été retrouvés, ou que leur mort a été cachée, comme ce fut le cas lors d’une terrible tempête dans la nuit de Noël 1997, où 283 personnes périrent noyées au large de la Sicile après que leur rafiot fut éperonné par un bateau-poubelle lui aussi rempli de candidats à l’exil. La tragédie ne fut révélée qu’en 2001, lorsqu’un pêcheur brisa l’omerta. Canal+ vient d’ailleurs d’y consacrer un reportage, Méditerranée : Enquête sur un naufrage fantôme.

Pour mieux prendre la mesure de cette tragédie, OWNI a contacté l’ONG United, qui a bien voulu lui transmettre une copie de sa base de données, où elle recense tous ces morts aux frontières, classés par dates, pays, et causes des décès, afin d’en dresser une carte interactive qui vous permettra, en cliquant sur les noms des pays, ou les causes des décès, de suivre leur évolution au fil du temps, mais également de consulter chacun des faits et histoires répertoriés par United.

Cartographie : Olivier Clochard (Migreurop)

Paradoxalement, les “morts aux frontières de l’Europe” meurent essentiellement en Méditerranée, et en Afrique, ce que montrent bien les nombreuses cartographies déjà produites par le Monde Diplomatique; la première en 2004, la seconde en 2010 (voir aussi ce résumé de l’évolution de la situation, et le formidable travail graphique d’Elise Gay à ce sujet).

Cartographie : Philippe Rekacewicz (Le monde diplomatique)

Certains se souviennent peut-être de ces 58 Chinois découverts morts étouffés dans un camion à Douvres, en juin 2000. La lecture de la base de données montre à quel point leur cas est loin d’être isolé. Et parce qu’il ne peut être question que de chiffres, de statistiques, de courbes et de graphiques, voici, compilées, quelques-unes de ces histoires de réfugiés “morts aux frontières de l’Europe“, témoignant de la brutalité et des ravages causés par ce que plusieurs ONG d’aide et de défense des migrants n’hésitent pas à qualifier de “guerre aux migrants“.

On l’a vu, la majeure partie des migrants meurent noyés. L’une des pires tragédies se déroula le 29 mars 2009, lorsque trois embarcations de fortune, en partance pour l’Italie, coulèrent au large de la Libye. D’après l’Organisation internationale pour les migrations, plus de 300 hommes, femmes et enfants auraient péri dans le naufrage, mais le chiffre serait en fait bien plus important, à en croire le témoignage d’un survivant, qui expliqua aux autorités libyennes que le bateau dans lequel il était monté, censé accueillir 75 personnes, en avaient embarqué 365.

235 migrants tués par les policiers

Les noyades ne sont pas toutes forcément dues aux mauvaises conditions climatiques, ou au surpeuplement des embarcations. Ainsi, en mars 1997, 87 Albanais se noient après que leur embarcation soit entrée en collision avec un bateau militaire italien. En mai 2000, 32 réfugiés meurent dans le naufrage de leur embarcation près de Tanger : les autorités ne font rien pour les secourir. En 2008, 36 Africains -dont 4 bébés- meurent noyés après que les garde-côtes marocains aient crevé d’un coup de couteau leur canot pneumatique…

En août 2002, 16 Africains meurent noyés après que leur bateau ait chaviré lors d’une manœuvre destinée à échapper au contrôle du Système Intégré de Surveillance Extérieure (S.I.V.E.), monstre des mers et “dispositif très complexe de surveillance des frontières intégrant bandes vidéo, liaison satellitaire, radars, caméras thermiques et infrarouges, appuyé par des unités d’intervention par hélicoptères et maritimes“.

Nombreux sont également ceux qui meurent de froid, de soif ou de faim. En octobre 2003, on retrouve 5 cadavres, morts de froid, dans un camion frigorifique incendié, puis 12 Somaliens, morts de froid et de faim, dans un bateau parti de Libye vers Lampedusa, après avoir passé 20 jours sans manger. Le capitaine est par ailleurs accusé d’avoir jeté 50 autres cadavres par-dessus bord.

En août 2008, 56 subsahariens meurent de soif dans le Sahara après y être restés bloqués 10 jours sans eau suite, à une panne d’essence. En janvier 2010, L’Espresso avait ainsi publié cette vidéo où l’on voit, à la fin, deux Africains déshydratés, mais en vie, et la triste cohorte de tous ceux qui, par contre, n’ont pas survécu à leur traversé du Sahara [attention : images explicites].

Plusieurs centaines de réfugiés ont par ailleurs été les victimes directes des dispositifs mis en place pour leur interdire l’entrée sur le territoire européen, à l’instar de ces 11 réfugiés morts brûlés dans l’incendie d’un centre de rétention à l’aéroport Schiphol, aux Pays-Bas :

  • 73 personnes sont mortes dans des champs de mines,
  • 63 ont été tuées, ou sont portées disparues, après leur déportation,
  • 110 sont mortes dans des centres de rétention,
  • 48 en garde à vue, et 57 en prison… alors même qu’elles étaient pourtant censées être, sinon sous la protection, tout du moins sous la responsabilité des autorités.

Fortress Europe estime que 235 migrants sont morts tués par des policiers aux frontières, “dont 37 aux enclaves espagnoles au Maroc, Ceuta et Melilla, 50 en Gambie, 75 en Égypte et 33 en Turquie, le long de la frontière avec l’Iran et l’Iraq. Ainsi, en septembre 2003, Vullnet Bytyci, un Albanais de 18 ans, est tué par un garde-frontière grec, ce qui lui valu d’être condamné à une peine de deux ans et trois mois d’emprisonnement avec sursis. Amnesty International avait dans la foulée dénoncé 6 autres affaires révélant les “mauvais traitements” auxquels furent soumis plusieurs autres réfugiés, battus, roués de coups et dépouillés, par des garde-frontières cette semaine-là.

Le 8 octobre 2009, entre 6 et 38 Somaliens sont tués par les policiers libyens en tentant de fuir le camp où ils étaient internés. Déjà, en septembre-octobre 2000, 560 étrangers avaient été tués par les autorités libyennes lors d’affrontements racistes.

Tschianana, Mariame, Israfil, Manuel, Osamyia et les autres

Si la quasi-totalité de la base de données porte sur des anonymes, quelques entrées comportent les noms et prénoms de certains de ces “morts aux frontières“. Occasion, sinon de mettre un visage, tout du moins d’humaniser quelque peu cette longue litanie.

  • En 2004, Tschianana Nguya, une Congolaise de 34 ans, malade, enceinte et maman de deux enfants de 2 et 10 ans, est arrêtée en allant se soigner, et renvoyée dans son pays par les autorités allemandes. Immédiatement arrêtée par la police, internée dans un camp militaire, elle meurt, et son bébé avec, en accouchant, laissant son mari, et son plus grand fils de 16 ans, “quelque part en Europe“.
  • En janvier 2003, Mariame Getu Hagos, un Somalien de 24 ans, meurt dans l’avion qui le reconduisait en Afrique après que les policiers français aient “usé de la contrainte” pour l’empêcher de se débattre.
  • En mars 2003, Israfil Shiri, un homosexuel iranien de 30 ans, s’immole après s’être vu refuser l’asile en Grande-Bretagne, où il était arrivé caché dans un camion en 2001.
  • En juillet 2005, Laye-Alama Kondé, soupçonné de trafic de drogue et conduit au commissariat de Brême, est menotté à une chaise par deux policiers qui le forcent à avaler des vomitifs, et meurt noyé dans l’eau qu’on le force à ingérer pour pomper le vomitif.
  • En septembre 2005, Manuel Bravo, 30 ans, se suicide par pendaison dans le centre de rétention britannique où il était interné avec son fils de 13 ans après avoir appris qu’il allait être renvoyé en Angola, afin de lui éviter la déportation : en Grande-Bretagne, les mineurs de moins de 18 ans isolés ne peuvent être expulsés.
  • En septembre 2007, Osamyia Aikpitanhi, un Nigérian de 23 ans meurt étouffé par le bâillon que les policiers lui avait mis pour qu’il ne les morde pas dans l’avion qui le reconduisait de l’Espagne au Nigéria.
  • En ce même mois, Chulan Lui, une Chinoise de 51 ans se défenestrait en voulant fuir la police.

D’après la base de données d’United, une cinquantaine d’autres réfugiés sont ainsi morts, “de peur“, en fuyant les autorités.

La révolution, c’est bien, mais de loin

Confronté à l’afflux massif de réfugiés tunisiens à Lampedusa, le gouvernement italien a laissé entendre que des criminels en fuite et des terroristes se faisaient passer pour des demandeurs d’asile, et qu’il fallait “bloquer le flux” des migrants. De son côté, la France a indiqué qu’elle n’accueillerait que des “cas marginaux“.

Le réseau Migreurop, créé en 2002 suite à un séminaire sur « l’Europe des camps » par des militants et chercheurs “dont l’objectif est de faire connaître la généralisation de l’enfermement des étrangers dépourvus de titre de séjour“, dénonce lui aussi la tournure que prend l’accueil des réfugiés tunisiens à Lampedusa :

Brandissant l’argument de l’invasion et de la menace terroriste, l’Italie, qui a déclaré l’état d’urgence humanitaire, réclame l’intervention immédiate d’une mission de l’agence Frontex pour patrouiller au large des côtes tunisiennes et intercepter les embarcations de migrants.

Le réseau Migreurop s’interroge sur les raisons qui ont permis le passage, en quelques jours, de plusieurs bateaux des migrants dans cette zone de la Méditerranée qui était “verrouillée” depuis plusieurs mois à la suite d’accords de coopération conclus entre l’Italie, la Libye et la Tunisie pour le contrôle des frontières maritimes. Qui a intérêt à faire peser la menace du désordre ?

Plutôt que les patrouilles de Frontex et les accords de réadmission, c’est la levée des contrôles migratoires qui doit célébrer le souffle de liberté venu de Tunisie et d’Égypte.

Pour éviter la répétition des tragédies passées, United appelle de son côté le gouvernement italien et les autorités européennes à cesser d’exploiter le spectre d’une explosion de l’immigration maghrébine, et d’appliquer la résolution 1637 du Conseil de l’Europe sur l’accueil des boat people :

Une chose est de soutenir la révolution tunisienne, une autre est de l’accompagner jusqu’à ce que la paix et la stabilité soient restaurées, ce qui inclut le respect des droits de l’homme des Tunisiens, et leur droit fondamental de demander asile.

Carte réalisée par Marion Boucharlat au design et James Lafa au développement. Merci à eux.

Voir aussi la “une” d’OWNI consacrée à ce sujet, et notamment l’entretien avec Claire Rodier, de Migreurop et du Gisti : La liberté de circulation s’impose comme une évidence.

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Ceuta, tombeau du rêve européen http://owni.fr/2011/02/18/ceuta-tombeau-du-reve-europeen/ http://owni.fr/2011/02/18/ceuta-tombeau-du-reve-europeen/#comments Fri, 18 Feb 2011 10:32:20 +0000 Loic H. Rechi http://owni.fr/?p=47442 Morts aux frontières. Voilà une expression macabre qui colle avec l’image ancrée dans mon esprit après des mois à étudier cet insignifiant morcif d’Espagne de moins de 20 km2 situé sur le territoire du bon roi Mohammed VI.

Ceuta la pute consanguine. Je m’y suis rendu en mars 2010, avec mon pote réalisateur Jonathan Millet pour les repérages d’un documentaire. Je ne saurais dire comment a surgi cette métaphore crasseuse mais elle ne nous a pas lâché les trois premiers jour qu’on a passés là-bas. L’atmosphère y est poisseuse, le micro-climat du détroit de Gibraltar n’y étant sans doute pas étranger. Le centre-ville, similaire à n’importe quel autre en Espagne avec son Zara, ses bazars chinois, ses petites cafétérias et sa promenade maritime contraste amplement avec le reste de l’endroit, quelque part à la croisée entre une forêt et un terrain vague urbain.

On aurait pu faire la traversée en ferry depuis Algeciras en Espagne, une station balnéaire située à une quinzaine de bornes à vol de d’oiseau mais on n’avait pas trop de pognon, alors on a pris un avion jusque Tanger, puis un bus jusque Fnideq, la dernière ville marocaine avant de passer du côté espagnol. Entre les deux, il faut traverser le Tarajal, un poste frontière dégueulasse et grillagé où règne une atmosphère de suspicion permanente. Chaque jour des milliers de Marocains et de Marocaines s’y entassent.

La plupart d’entre eux vit d’un petit commerce frontalier de contrebande plus ou moins toléré en échange de quelques bakchichs à l’attention de douaniers qui savent fermer les yeux quand on sait les caresser dans le sens du poil. Cette frontière, c’est le symbole même de Ceuta, une enclave européenne coincée au nord de l’Afrique et précautionneusement protégée des flux de migrants grâce à un mur de grillage surveillé comme l’Elysée. Un double rideau de trois mètres cinquante de hauteur et neuf kilomètres de long, des militaires qui le parcourent jour et nuit sans relâche et un nombre de miradors à faire pâlir le directeur de Fresnes. La Valla comme on l’appelle là-bas est un petit bijou de ségrégation. Elle aura coûté trente millions d’euros payés par l’Union Européenne en 1999, c’est à dire avec votre pognon.

Pour comprendre à quel point Ceuta est une terre de cadavres, il n’est pas nécessaire de remonter très loin dans le temps. Après avoir été la porte d’entrée de l’immigration subsaharienne vers l’Europe pendant des décennies, le mois de septembre 2005 s’inscrit comme une rature sanglante dans les lignes des flux migratoires locaux. A l’époque, plusieurs dizaines de migrants, las d’attendre dans les forêts adjacentes du côté marocain, prennent d’assaut la Valla, et tentent de franchir – par complet désespoir – le double rideau qui les sépare de l’Europe. Le carnage qui s’ensuit laisse sans voix.Selon les chiffres officiels, treize migrants sont shootés sans qu’on ne sache réellement s’ils sont tombés sous les balles des militaires espagnols ou marocains. Pour des centaines d’entre eux, c’est retour à la case départ. Ils sont embarqués dans des camions et abandonnés dans le désert ou jetés en prison. Le témoignage de Mahadi Cissoko, l’un des Maliens qui ont survécu à la terrible nuit du 28 septembre 2005 surpasse probablement toute description qu’un journaliste pourrait rapporter:

Nous revenons de l’enfer. Nous savions que les chemins que nous empruntions pour entrer en Espagne sont pleins d’embûches, mais nous ne pouvions pas imaginer cette rage et cette haine des forces de sécurité marocaines et de la Guardia, la police espagnole. Quelles instructions ont-elles reçues? Que leur a-t-on dit à notre sujet pour qu’ils nous brisent ainsi les os et le moral? Lors du premier assaut à Ceuta, dans la nuit du 28 au 29 septembre, les militaires marocains surpris ont réagi à coups de fusil, en tuant deux personnes.

Après que nous ayons franchi la première grille, nous étions à la recherche des issues à emprunter pour être dans Ceuta sans avoir à escalader la deuxième grille du haut de laquelle nous étions des cibles faciles. La Guardia a réagi en barrant les entrées avec leurs véhicules et en tuant quatre personnes. Ils nous ont ensuite regroupés, nous qui n’avons pas pu passer. Nous nous sommes assis et avons refusé de bouger. A partir de l’un de nos portables, nous avons pu joindre Elena, une militante espagnole des droits de l’homme qui est basée à Tanger et qui nous a rendu d’énormes services quand nous étions cachés dans la forêt. Nous ne l’oublierons jamais. Elle nous a suggéré de rester là où nous étions, jusqu’au lever du jour. Mais la Guardia nous a tellement brutalisés que nous avons cédé. Ils nous ont alors ligotés deux à deux avant de nous livrer aux Marocains qui nous ont conduits en prison.

Un militaire marocain, de l'autre côté de la barrière

Pour autant, le drame de Ceuta ne se joue pas qu’à la périphérie de son territoire. Chaque jour un tout petit nombre arrive à braver le mur et pénètre en territoire espagnol, caché – ou plus exactement encastré – dans le tableau de bord ou les carénages de bagnoles conduites par des passeurs marocains. Et on n’y trouve pas que des Africains. Là-bas, on a passé pas mal de temps avec Gurjeet, un Indien de 25 ans bloqué depuis trois ans dans cette prison à ciel ouvert. Si Ceuta fait bien partie de l’Europe, elle n’appartient pas pour autant à l’espace Schengen, empêchant de facto quiconque ne dispose pas du bon passeport, à traverser le bras de mer de quinze kilomètres à bord d’un de ces ferry confortables qui desservent le continent plusieurs fois par jour. Si Gurjeet est aujourd’hui bien vivant pour témoigner, on perçoit au premier regard qu’un ressort est irrémédiablement cassé chez le garçon. Les deux interminables années passées à zoner du Mali au Maroc ont été jalonnées de cadavres, comme autant de cicatrices morales:

Je suis parti de chez moi il y a cinq ans. Mon voyage a réellement commencé en Afrique. J’ai pris l’avion depuis New Delhi et je suis arrivé en Ethiopie où j’ai passé à peine une heure. Je suis ensuite monté dans un autre avion jusqu’au Mali et j’ai passé deux mois là-bas. Au bout d’un moment notre passeur nous a dit qu’on était obligé d’attendre, le temps d’obtenir un nouveau visa qui nous permettrait d’aller directement en Espagne. On a attendu encore longtemps mais le passeur ne donnait plus de nouvelles. C’est alors un nouveau voyage qui a commencé, en bus cette fois, et on est arrivé dans une nouvelle ville à quasiment deux mille kilomètres de là (nda : selon toute logique, à la frontière entre l’Algérie et le Mali). On a passé sept jours à attendre. Plus de nouvelles du passeur. Finalement on a repris la route, en voiture, et on est arrivé dans le désert du Sahara. Nous avons eu énormément de problèmes, de nourriture et d’eau notamment. Certains de mes compagnons de route sont tombés malades et d’autres sont morts à cause de la faim, de la soif ou de l’absence de médicaments. Les piqûres d’insectes étaient aussi un vrai problème. Au final, quatre de mes amis sont morts en chemin parce qu’ils n’avaient pas les forces nécessaires pour endurer un tel voyage, sous une telle chaleur.

Et le calvaire de Gurjeet ne s’est pas arrêté là. Avant de réussir à pénétrer dans Ceuta au bout de sa sixième ou septième tentative, il s’est fait dépouiller plus de quinze mille euros par divers passeurs, a goûté le bout des bottes en cuir des militaires algériens, s’est fait volé son passeport avant de s’embarquer dans un canot dont quatre personnes ne sont jamais sorties vivantes. Pour quoi au final? Pour se retrouver enfermé tel un détenu de droit commun dans une ville où il faut être Espagnol ou taré pour avoir envie de vivre.

Après son entrée, plié en quatre au dessus de la roue arrière d’une vieille caisse marocaine, Gurjeet comme tous les clandestins de sa trempe a atterri au CETI, le centre de rétention de la ville. Là-bas, plusieurs nationalités se côtoient. Ils sont huit ou dix par chambre, partageant repas et maladies, en tentant tant bien que mal de s’occuper pendant la journée, leur condition de clando ne leur permettant pas d’accéder à un emploi légal. Débarqué au CETI en 2007 – l’endroit accueille toute personne n’étant pas en situation d’expulsion – Gurjeet n’y est resté qu’un an avant de se barrer, une menace d’expulsion pesant justement sur ses épaules. Depuis, il survit tant bien que mal dans une forêt avec une cinquantaine d’Indiens, tous dans la même situation que lui. Leur quotidien n’est pas très reluisant. Ils vivent installés dans un camp de fortune qu’ils ont eux-même bâtis en amassant des rondins de bois, des bâches et quelques matelas.

Hormis la prière, la cuisine et le ménage si l’on peut dire – le camp est un sacré dépotoir – Gurjeet et ses potes s’occupent essentiellement en jouant les aides sur le parking d’un supermarché situé à une demie-heure de marche de là. Avec le temps, les gens du coin ont appris à s’habituer à leur présence, et se prêtent au jeu en leur demandant de charger leurs courses dans le coffre, histoire de leur donner une petite pièce. Les petites vieilles s’en accommodent plutôt bien et disposent de la sorte de jeunes gens prêts à porter leurs achats jusque chez elle. C’est l’occasion au passage de tailler un brin de causette avec ces individus venus du bout du monde, qui ont toujours une anecdote colorée à raconter sur leur vie passée. Et puis il y a tout le réseau d’aide autour d’eux. La soeur Paola notamment, une missionnaire alterno d’une soixante d’années qui leur donne des cours d’espagnol dans son local et leur met quelques médicaments à disposition. Il y a le centre San Bernardo aussi, qui leur file la possibilité de prendre des douches, manière de rester digne dans la misère. En bout de course, ces voyageurs malgré eux reçoivent enfin un coup de main de la communauté indienne de Ceuta, une petite diaspora établie depuis l’indépendance de 1947, qui ne manquent pas de leur fournir vêtements et nourriture en toute discrétion.

Cette histoire de migrants qui fantasment l’Europe comme une terre promise pue complètement la lose. A l’échelle d’un territoire gros comme un confetti, Ceuta cristallise toute la détresse de ce sud qui idéalise naïvement le nord comme un havre économique bienveillant. Bloqué à l’intérieur du mur depuis trois années, le dernier espoir de Gurjeet et des cinquante-trois autres Indiens dans sa situation repose désormais sur une missive adressée au gouvernement espagnol dans laquelle ils l’exhortent à annuler l’arrêt d’expulsion qui pèse sur leurs têtes, afin de rejoindre enfin celle qu’ils s’appellent “La Grande Espagne” par opposition à cette ville espagnole autonome bâtarde. Au dessus de la carcasse des vivants, bloqué d’un côté ou de l’autre du mur, rôdent les âmes de tous ceux qui sont morts en payant le prix de cette attente insensée. Amnesty International estime d’ailleurs qu’en dix ans – depuis la création du mur – plusieurs milliers de personnes sont mortes noyées en essayant de contourner cette saloperie de barrière.

Avec le recul, je m’explique difficilement cette image de la pute consanguine qui en définitive n’a aucun sens. Pour ces migrants, Ceuta a par contre quelque chose d’une jeune fille qui aurait menti sur son identité. Gurjeet et la centaine d’individus se sont imaginés que rentrer dans Ceuta renviendrait à épouser le rêve européen. Au final, ils se retrouvent liés avec une clocharde qui ne peut absolument rien pour eux, si ce n’est en faire à leur tour des hommes vivant comme des bêtes en dehors du cadre classique de la société. L’histoire de ces types mérite d’être racontée, ne serait-ce parce qu’elle démontre à quel point l’Europe peut être une broyeuse administrative sans sentiment. Pour Jonathan et moi, l’idée de tirer un documentaire de la réalité des prisonniers de Ceuta tient de la volonté de rendre compte au plus grand nombre de la nature parfois délibérément aveugle de l’Europe en matière de politiques migratoires. Le peu de propositions de diffuseurs sur le bureau de notre producteur tend à montrer que les médias audiovisuels semblent s’en tamponner tout autant.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Crédits photos CC FlickR par 300td.org, zanthia, pedrobea


Voir aussi :
[APP] Mémorial des morts aux frontières de l’Europe
“La liberté de circulation s’impose comme une évidence”

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http://owni.fr/2011/02/18/ceuta-tombeau-du-reve-europeen/feed/ 15
Des frontières au bout du fil http://owni.fr/2011/01/11/des-frontieres-au-bout-du-fil/ http://owni.fr/2011/01/11/des-frontieres-au-bout-du-fil/#comments Tue, 11 Jan 2011 16:30:05 +0000 Hubert Guillaud http://owni.fr/?p=41897 Analyser des données téléphoniques peut-il nous permettre de mieux comprendre la pertinence de nos frontières administratives ? C’est la question que ce sont posés des chercheurs du département réseau et société du Senseable City Lab du MIT, de Cornell, de British Telecom et du collège universitaire de Londres dans une étude (vidéo) qui a comparé des données de télécommunications avec les frontières administratives britanniques. Leurs conclusions montrent que le cloisonnement politique existant se retrouve pour l’essentiel dans nos communications.

Image : De la cartographie des communications aux frontières régionales de nos échanges.

En analysant des milliards d’échanges téléphoniques, les chercheurs ont constitué une carte montrant l’intensité des échanges entre les différentes régions d’Angleterre, selon le volume des informations qu’elles échangent. Ils ont ensuite développé un algorithme permettant de diviser la carte en régions selon le volume des échanges permettant de mettre en avant le volume des connexions à l’intérieur d’une région par rapport au volume des connexions entre régions.

Coïncidence des interactions et de la partition administrative

Ils ont mis en évidence le fait que la partition des échanges correspondait pour la plupart avec les partitions administratives, géographiques et historiques existantes. A quelques exceptions près cependant : une partie du pays de Galles a de plus fortes relations avec des villes de l’ouest de l’Angleterre qu’elle n’en a avec le reste du pays de Galles…

“Cette étude nous permet de comprendre l’interaction entre les institutions géographiques et sociales que nous construisons”, estime Carlo Ratti, directeur du Senseable City Lab du MIT. En permettant de mieux identifier les régions réelles, c’est-à-dire telles que les gens les vivent dans leurs échanges et leurs déplacements, nous pourrions construire une meilleure gouvernance, estime le chercheur. Cependant, il n’est pas surprenant que le résultat de l’algorithme de partitionnement dessine un miroir des limites politiques actuelles de la Grande-Bretagne, souligne Carlo Ratti. Après tout, si les communautés ont été regroupées culturellement et politiquement depuis des siècles, cela leur donne également de bonnes raisons pour échanger des informations d’abord et avant tout en leur sein.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

En science des réseaux, les algorithmes de partitionnement sont pourtant souvent indifférents à la géographie : il serait ainsi parfaitement acceptable de réunir New York et Los Angeles à regarder le volume des données que les deux villes échangent. Ce n’est visiblement pas le cas en Grande-Bretagne.

L’analyse des flux d’informations ne redessinera pas les frontières administratives, bien sûr, mais elle peut être un outil dans la compréhension de leur pertinence ou de leur inexistence. On a hâte de voir une telle étude étendue aux régions françaises.

Article initialement publié sur InternetACTU sous le titre “Nos frontières politiques éclairées par nos échanges”.

Illustration CC FlickR: rbrwr

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Frontières digitales http://owni.fr/2010/03/17/frontieres-digitales/ http://owni.fr/2010/03/17/frontieres-digitales/#comments Wed, 17 Mar 2010 12:23:58 +0000 Cyroul http://owni.fr/?p=10242 Cyril Rimbaud, aka Cyroul,  dresse dans ce billet “spécial-soucoupe” un état des lieux des frontières digitales et envisage leurs évolutions futures. Car le digital est un territoire, c’est-à-dire un espace à la géographie mouvante, basée sur des spécificités naturelles ou technologiques, des appartenances culturelles ou linguistiques…”

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Digital is not a media, it is a territoryannonçait il y a 2 ans le suédois Måns Tesch (Digital Strategy Director et initiateur de l’immense saga digitale de Stella Artois).
Effectivement, le digital* est un territoire, c’est-à-dire un espace à la géographie mouvante, basée sur des spécificités naturelles ou technologiques, des appartenances culturelles; linguistiques ou même juridiquement différentes.

Et qui dit territoire, dit frontières. Les frontières du digital existent. Ce sont des limites évidentes ou pas, qui se forment et se déforment au grès des migrations des internautes et du grand jeu géo-politico-social des grands e-conquérants d’aujourd’hui, futurs e-gouvernants de demain.
Alors l’internaute saura-t-il s’affranchir de ces frontières digitales ou deviendra-t-il captif de ces grands territoires numériques ?

Des frontières sans avenir

Les frontières les plus visibles des territoires du digital sont les frontières matérielles. Les différences sont immédiates entre un téléphone mobile, le GPS d’une voiture, une console de jeux vidéo ou une télévision HD. Des frontières évidentes donc, mais temporaires, car elles disparaissent peu à peu.

D’ici 2 ans, en effet, de manière tout à fait naturelle, vous jouerez avec votre ordinateur de voiture et vous surferez sur le web avec votre télé (téléphoner avec son ordinateur et surfer avec son téléphone mobile ne sont-ils pas déjà des usages actuels ?). Ces frontières matérielles vont donc s’effacer pour vous permettre une connexion permanente, où que vous vous trouviez. Oublions donc ces frontières obsolètes !

D’autres frontières en voie de disparition vont être les frontières des services Internet. Il y a 10 ans, il fallait en effet s’y connaitre pour savoir utiliser d’autres protocoles que les traditionnelles http et smtp (respectivement réservés au web et aux e-mails). Aujourd’hui, vous manipulez les protocoles irctelnet ou même ftp sans vous en rendre compte. Suivant la philosophie du tout-en-un instaurée par Firefox, les nouvelles générations de navigateurs vous permettent de mélanger tous les protocoles de services. Vous pouvez lire vos mails, chatter, utiliser le FTP, et tout ça avec un seul outil.

Bientôt votre OS (Operating System comme Windows ou MacOS) sera lui-même une sorte de gros navigateur web et tous vos services seront on-line. Non, ces frontières n’existeront plus (sauf pour un développeur informatique), alors n’en parlons plus.

Au delà de ces frontières très matérielles, on trouve des frontières d’expertise qui vont isoler le débrouillard (digital smart) du profane (digital less). Le digital smart, c’est celui qui agrège ses flux RSS sur Netvibes, qui utilise Delicious pour ne pas perdre ses bookmarks, qui utilise une dizaine de moteurs de recherche spécifiques, qui sait gérer sa e-reputation lui-même. Le profane c’est celui qui lance une recherche via le portail de son FAI, qui ne comprend pas pourquoi des photos de lui à poil se promènent sur la toile, qui ne sait jamais retrouver le site génial qu’il a vu il y a 2 semaines, qui passe le plus clair de son temps à remplir des formulaires d’inscription à des concours et le reste à supprimer le spam de sa boite e-mail.

Heureusement, il s’agit de frontières faciles à franchir. Un peu comme dans la vraie vie en fait. Il suffira de se renseigner, d’avoir de bons amis, et de beaucoup travailler et votre expertise grandira. Évidemment tout ça prend du temps. Et ce sera à l’internaute de voir si cet investissement personnel vaut le coup ou s’il continuera à croire ce que lui dit son pourvoyeur de média favoris. Et puis une génération chassant l’autre, l’expertise va se déplacer (votre vieille maman sait se servir d’un e-mail non ?).

De vraies frontières insoupçonnées

Mais votre môman, qui ne parle que le Français, va éviter de se promener sur des sites écrits dans une langue étrangère. Elle va se heurter aux frontières du langage, frontières que l’on retrouve dans la vie réelle, mais qui sont encore plus évidentes sur Internet. Mais plus qu’un problème de traduction, les véritables frontière entre les sites sont des frontières culturelles, reliées à des typologie d’utilisateurs utilisant constamment moult abréviations, acronymes, et autres références cryptiques qu’elle n’arrivera pas à déchiffrer.

P eu à peu se créent des vocabulaires propres à des populations précises. Le langage spécifique et l’absence de besoin de votre môman la tiendront éloignée définitivement de ces territoires qui lui seront ouverts, mais qu’elle n’explorera jamais. Alors forcément, votre mère ne sait pas lire le L337 couramment. Mais vous-même, arrivez vous à lire le langage sms d’un skyblog sur Tokyo Hotel ? Ou encore le blog d’une guilde de MMORPG ? Ou encore un forum de passionnés de Unoa ? Illisible pour vous, ces frontières vous resteront à jamais inviolables si vous n’apprenez pas ces langages (et comme vous n’y voyez aucun intérêt pratique, vous ne risquez pas d’y mettre les pieds…).

Votre voyage dans le territoire digital va forcément dépendre de vos besoins. Et les besoins des Internautes étant tous différents, ceux-ci vont dessiner les contours des territoires numériques. C’est là que se dressent les frontières des usages. Vous avez besoin d’un itinéraire précis pour votre week-end à la campagne ? Hop, faites un tour dans le territoire des mappeurs/géographeurs, vous voulez acheter un cadeau pour la fête des mères ? vous voilà dans le royaume du consommateur pressé, besoin d’une petite pause détente ? direction les collines verdoyantes des jeux en ligne, besoin de calmer votre libido ? hop direction l’océan des sites de charme, besoin de glander au bureau ? butinez dans la galaxie des blogs gossip, etc., etc.

Ces territoire sont construits par des entreprises (services web, publicités, FAI) dont l’objectif principal est de créer de l’audience récurrente, c’est-à-dire d’attirer le plus possible d’habitants sur leur territoire. Ils se livrent donc de farouches batailles à coup d’investissements massifs dans des bannières de pub, d’achat surprise de mots clés, de SEO illégal ou même de campagnes de calomn-e. Car ceux qui arrivent à attirer le plus d’audience auront les territoires les plus peuplés, et de ce fait les plus riches.

Une représentation des territoires numériques. Cliquez pour télécharger /-)

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Des arguments libertaires pour mieux construire des frontières liberticides

Le plus grand argument de vente depuis l’avènement de la techno-conso est la maîtrise de la complexité (par exemple votre lecteur iphone est bourré de technologie de pointe, mais il n’a qu’un gros bouton en façade). Depuis 3 ans, la plupart des grands empires du digital (google, microsoft, yahoo, myspace, orange, …) ont donc axé leurs efforts sur la simplification des potentialités du digital.

Car vous pouvez tout faire avec le digital, oui, mais comment ? Alors, eux vont vous l’expliquer. Le premier pas pour créer des ponts entre les frontières vues auparavant a été la création de pages permettant d’accéder à l’information. Google a ainsi crée le moteur de recherche, outil le plus primitif pour trouver une information sur le web. Yahoo au départ moteur de recherche s’est, lui, recentré sur la création d’un portail suivi dans ce sens par MSN, Orange (et la plupart des fournisseurs d’accès à Internet).

Mais plutôt que de simplement guider l’internaute dans la jungle du web, ces e-empires ont décidé d’immerger l’utilisateur dans le digital, en lui faisant découvrir les outils de demain (c’est-à-dire les services web qu’il pourra facturer ou monnayer d’ici quelques temps). Ces e-conquérants ont multiplié les contenus et expériences digitales accessibles à partir de leur page d’accès. Ils ont ainsi acheté ou développé des partenariats avec des réseaux sociaux, des outils pour créer son blog, pour afficher des itinéraires, la météo, les programmes tv, pour gérer ses photos, de la musique, des vidéos, des jeux vidéos, et même des boutiques en ligne. Ils ne s’en cachent pas.

Alors sous prétexte de supprimer ces frontières, ces grands e-empires renforcent la profondeur de leurs séparations, afin de rendre l’utilisateur captif de leur territoire. L’empêcher de fuir, de quitter leur royaume. Pourquoi aller ailleurs alors qu’il y a tout ce dont il a besoin ici ? Les frontières digitales de demain se créent véritablement ici et, maintenant, dans cette grande bataille d’offre de contenus et services gratuits aux internautes perdus dans la jungle digitale.

Ségrégations digitales en vue

A quoi ressemblera le territoire du digital dans 4 ans ? Nul ne peut le dire avec précision. La pangée Internet originelle va se transformer et s’organiser au gré des batailles et des victoires de ses e-conquérants. Mais si on ne peut prédire sa géographie définitive, il est certain qu’on y trouvera au moins 3 aires définies par leurs usages et population :

1> Des lieux étanches aux frontières fortement fermées réservées à une population très identifiée (par le numéro de CB, leur identifiant numérique, ou encore pire, leur numéro de sécu) au contenu entièrement filtré et surveillé. Véritables ghettos numériques, ce seront les grands réseaux privés des entreprises, des FAI et des gros pontes du web (msn, google, yahoo, facebook, …), de producteurs exclusifs de contenus (à l’instar de la BBC) et également de certains pays (Chine).

2> Des lieux où l’on pourra trouver un contenu moyennement surveillé où se déroulera la guerre des pontes ci-dessus. Des lieux de liberté contrôlés partiellement par les états (ou les corporations qui les auront remplacés) qui feront ce qu’ils peuvent pour maintenir un semblant de contrôle dans un système qui ne s’y prête pas. Hadopi est l’exemple type de cette tentative de contrôle inutile.

3> Et de véritables zones de liberté digitales (des zones d’autonomie temporaire chères à Hakim Bey), véritables zones franches où se côtoieront les hackers fous, les cyber-punks arty, les chercheurs d’e-motions fortes, les para-religieux, les salar-e-men véreux et des harcore gamers. Où l’on pourra trouver, acheter, voler tout ce qu’on veut, mais aussi ce qu’on ne veut pas forcément. Zones sans surveillance, au langage et aux coutumes spécifiques, elles nécessiteront de s’y connaître en technologie et usages, sous peine de ne pas réussir à s’en sortir sans casse.<

Google/Yahoo/Microsoft Free Zone

Google/Yahoo/Microsoft Free Zone

Frontières digitales = frontières de liberté

Ces 3 frontières, dont les contours s’esquissent déjà aujourd’hui, sont prévisibles, et inéluctables. Elles vont entrainer une séparation entre les voyageurs digitaux “libres” (qui peuvent passer d’une frontière à l’autre) et les autres, prisonniers d’un territoire qui leur a été attribué. Les libertés individuelles ne seront pas les mêmes en fonction du territoire où vous vous trouverez.

Dans les premières zones, le moindre de vos faits et gestes (messages personnels inclus) sera observé et analysé par de grands serveurs CRM, aboutissement ultime des fantasmes des marketers publicitaires et qui proposeront une analyse comportementale personnalisée. Ainsi votre maman qui vous écrit car son chat a des problèmes de digestion, recevra dans sa boite aux lettres une réduction pour une boite de laxatif félin. Ca existe déjà. Ce qui n’existe pas encore, c’est une descente de police à votre domicile quand vous parlerez par visio-conf de votre collection de films téléchargés illégalement à vos amis de travail. Mais ça ne devrait tarder. Alors que le vrai pirate lui, fréquentant les zones de libertés digitales ne sera pas inquiété.

Les libertés individuelles du futur vont donc dépendre de votre connaissance de la technologie et des usages des territoires digitaux. Les geeks, nerds et autres explorateurs curieux auront plus de libertés que la population qui n’aura pas ces connaissances. Une des solutions évidentes pour préparer les libertés de demain est dans l’éducation.

Mais qui va éduquer ? Ceux qui ont voté pour Hadopi ? C’est pas gagné.

Heureusement pour moi, si il est trop tard pour des études d’avocat, je sais quand même crypter mon IP.

* Le terme “digital” est utilisé ici comme traduction du mot anglais digital (numérique). Numérique nous renvoyant à l’époque des autoroutes de l’informations (1995), nous lui préférons ce terme anglais, à la mode en ce moment. Les territoires digitaux regroupent le web, l’internet mobile, mais également les consoles permettant du jeux vidéos en réseaux, les objets connectés (Nabaztag, GPS, etc.)

> Illustrations par Andrea Vascellari, par niallkennedy et par ottonassar sur Flickr

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