Culte de la mobilité urbaine : on ralentit quand ?

Le 21 octobre 2010

La vitesse déforme la ville, éloignant lieu de vie et lieu de travail, fabriquant des espaces privés de vie sociale. Et si une politique ambitieuse des transports consistait à ralentir les déplacements pour rapprocher les citoyens ?

La campagne défile comme une chute d’eau rayée de routes de part et d’autre du cylindre métallique : « la vitesse est phénoménale, on est littéralement écrasé sur son fauteuil, crache la voix du journaliste hachée par la transmission téléphonique. On a l’impression d’être dans une fusée. » Le reporter n’a pas quitté le sol : il s’envole au-dessus des rails dans le vacarme du vent écarté par le TGV Est vers les 574,8 km/heure. Une vitesse tellement folle qu’on ne sait plus trop quoi en faire, sinon un direct télévisé, tout d’images tremblantes de cabines de train et de voitures poursuivies par un hélicoptère.

Las pour les amoureux des records, la ligne à grande vitesse Est ne circule pour le moment qu’à une moyenne de 193 km/h. Une vitesse suffisante pour sensiblement bousculer la carte de France : Strasbourg (399 km) est désormais 1h30 plus proche de Paris que Clermont-Ferrand (348 km). Grande victoire pour la société de la « mobilité », à laquelle le ministère du Développement durable consacre la semaine du 16 au 22 septembre, sous le slogan « bouger autrement ». « Bouger » pourquoi ? Personne ne saura vous le dire : la ville s’accélère, merci de suivre.

Les transports : la centrifugeuse de la ville

Car le tempo de la ville est désormais celui des transports en commun : chaque minute grapillée étend un peu plus la surface des agglomérations. Par l’extension des lignes de RER, l’accélération du TGV, toute ville à moins d’une heure de Paris s’est transformée en banlieue dortoir de la capitale : Dreux, Rouen, bientôt Troyes et Reims… A l’intérieur même de la région, les autoroutes ont façonné le territoire, l’habitat, modifié les prix des loyers. Fleuve autoroutier filant de La Défense vers la banlieue ouest de Paris, l’A14 (surnommée l’autoroute des cadres) a créé une « tentacule » urbaine de plusieurs kilomètres où chaque sortie a fabriqué un nouveau lotissement, bientôt boursouflé en petites villes remplies de jeunes couples avec enfants et chemises empesées de jeunes diplômés du secteur de la banque ou du marketing. Au bout de l’autoroute, la promesse de pavillons avec jardin à bas prix où élever ses enfants au grand air.

Ces « villes à l’américaine » ont été une découverte télévisuelle pour beaucoup quand fut importée la série Desperate Housewives : maisons standards alignées autour de rues tracées pour la bagnole et aller-retour constant à l’hypermarché aux allées fournies, seul lieu de socialisation. Rien de neuf pour moi, j’ai grandi dans une de ces villes. A moins de cinquante kilomètres de Paris, dans le sud de la Seine-et-Marne, avec quelques centaines de milliers d’autres « grands banlieusards ». Le projet des urbanistes des années 1970 qui ont bâti ces ensembles en banlieue parisienne mais aussi ailleurs (comme à Mourenx, dans les Pyrénées) : construire des pôles hors des grandes agglomérations, connectés par un réseau de transports ambitieux (l’époque était à la révolution du Réseau Express Régional, RER) mais disposant de leur propre autonomie économique en terme d’emploi, notamment.

Quelques décennies plus tard, en dehors de la demi réussite de Marne-la-Vallée, la plupart des villes nouvelles sont des échecs : les employeurs de l’industrie et des services ont plié bagage et les habitants ont profité des autoroutes et (dans une bien moindre mesure) du RER pour rejoindre Paris et engorger encore plus la capitale. Ces « banlieues nouvelles » sont devenues des nouvelles villes dortoirs.

Peut-on encore parler de « villes » les concernant ? Rédigée en 1933 par le Congrès international d’architecture moderne, la Charte d’Athènes définissait la ville selon quatre usages : la vie, le travail, les loisirs et les transports. Suivant cette typologie, la plupart des villes ont perdu leur rang : on y dort mais il faut la quitter pour se divertir, travailler, parfois même pour emmener ses enfants à l’école. Fragmentées, les villes déclinent parfois des mosaïques sociales improbables où, à quelques centaines de mètres, l’ambiance change totalement : dans la ville nouvelle de Cergy-Pontoise, le quartier mal fréquenté de Cergy-le-Haut est à quelques minutes de marche du village propret de Courdimanche, golf voisin et voitures lustrées. Passées à la centrifugeuse des transports toujours plus rapides, les villes se déstructurent et, paradoxalement, deviennent plus dépendantes que jamais des centres.

Le langage sportif des vendeurs de kilomètres

L’aménagement du territoire devient ainsi otage des décisions accélératrices des collectivités territoriales. Pour les opérateurs de transports (et notamment les deux titans Veolia et Keolis qui s’accaparent plus de 75% du marché), l’engouement pour les transports doux, et notamment les tramways et bus en site propres, fut une bénédiction : selon le groupement des autorités régulatrices de transports, les collectivités territoriales prévoyaient en 2009 7 milliards d’euros d’investissement dans les transports de ce type (contre 41 milliards d’euros dépensés en achat de voiture individuelle en 2009). Et tout ça, rien qu’en installation : le fonctionnement est en sus.

Or, dans la novlangue des opérateurs de transports, les mots parlent plus que les chiffres. Plus question de parler de « transports » pour commencer : ici commence le royaume de la « mobilité ». Et dans ce lieu, ceux qui ne disposent pas de voiture pour des raisons économiques ou physiques (trop jeune, vieux pour conduire, handicap, etc.) sont nommés « captifs ». Les objectifs sont exprimés selon un indicateur étrange : le « voyageur-kilomètre ». En feuilletant les rapports nécessaires à la préparation d’un livre sur le sujet, j’ai d’abord eu du mal à comprendre ce concept. « Nous produisons du voyageur-kilomètre » m’expliquaient le plus naturellement du monde les moins pédagogues des techniciens. Cette unité de mesure correspond en fait au transport d’un voyageur sur une distance d’un kilomètre (là où le kilomètre simplement parcouru ne fait pas la différence entre un bus vide et un bus plein). En dehors des chiffres macroéconomiques, l’augmentation annuelle du nombre de « voyageur-kilomètre » devient le miroir des performances du transporteur. Keolis et Veolia se définissent donc comme des fabriquants de distance.

Le transport comme violence

Or, cette distance, les gens l’avalent, chaque jour, consciencieusement. Dès les années 1980, l’économiste israélien Yacov Zahavi énonçait une « conjecture » tendant à prouver que le « budget temps » de transport était constant au fil des années dans la même agglomération (il l’évaluait à une heure). Loin de s’accrocher au simple chiffre, la théorie de Zahavi se vérifie dans un principe : les transports sont une variable d’ajustement dans la vie quotidienne. Quitte à devenir une cause de souffrance et de malaise quotidienne.

Connu pour son travail sur les suicides à France Télécom, le cabinet de ressources humaines Technologia a mené une enquête sur les transports en ÃŽle-de-France aux résultats prévisibles mais édifiants : 64% des représentants du personnels interrogés reconnaissaient les transports comme une source de fatigue, contre 28% des responsables de ressources humaines. Issue du suivi de plusieurs franciliens travaillant dans la zone d’activité du plateau de Saclay (banlieue Sud de Paris), une étude du cabinet Chronos (spécialiste en mobilité) concluait que certains trajets d’une heure, par leurs multiples changement, sprint entre les quais, bousculades et moments de stress, représentaient une dépense énergétique équivalente à plus de 20 minutes de nage sportive !

Le cas des transports en commun illustre avec une violence et une population hors du commun la soumission des populations à l’impératif technique : au nom de la possibilité offerte de se déplacer « plus vite, plus loin », chacun consent à se laisser comprimer dans des rames bondées ou (plus généralement) dans un interminable légo de voitures embouteillées. La réflexion sur les transports ne répond en effet qu’à une réflexion technologique : elle ne porte que sur les « modes » de transports et quasiment jamais sur les « motifs ». Plutôt que de se « déplacer », on s’agite aussi vite et aussi systématiquement que possible sans jamais s’interroger sur la possibilité de réduire le mouvement.

Une vraie politique ambitieuse des transports ? Lutter contre « l’agitation »

« La quasi totalité des interlocuteurs que j’ai pu avoir me renvoyait à une idée du mouvement comme une injonction, un impératif catégorique : il faut bouger ! », m’expliquait Ludovic Bu, coauteur de l’excellent ouvrage Les transports, la planète et le citoyen. De fait, après un tour de France des solutions de transports de quatre mois, je n’ai déniché que deux idées, en tout et pour tout, relevant d’un « moins bouger », la règle partout ailleurs étant le « mieux bouger ». « Mieux bouger », c’est à dire « bouger quand même ».

La première idée est celle d’une « ceinture foncière » : à Rennes, la mairie a ainsi investi dans une « ceinture verte » autour de plusieurs villages anciens, freinant ainsi l’extension urbaine (une idée reprise par la Communauté urbaine de Bordeaux à l’échelle de toute l’agglomération). Ailleurs, les municipalités créent des « bureaux des temps » pour « reconcentrer » la ville dans ses usages.

Car, dans cette ville centrifugée, les lieux perdent leurs usages : les rues ne sont plus des lieux de socialisation, la vie associative, culturelle s’éteint peu à peu… La ville n’est plus un lieu de vie mais de « fonctionnalité » où la bagnole est une reine aux goûts de luxe : selon l’Insee, le coût annuel moyen par Français de l’automobile s’élève à 4273 €.

« Vu le coût d’extension d’une ligne de transports ou de modernisation d’une ligne de RER qui ne va faire qu’étendre la banlieue un peu plus loin, il serait souvent plus intelligent pour les pouvoirs publiques d’investir dans des logements sociaux pour créer des logements à bon marché proches des centres d’activités », proposait Panos Tzieropoulos, directeur de recherche au laboratoire de recherche sur les transports de polytechnique Lausanne (Litep).

Par rapport à l’entretien du mouvement perpétuel d’une ville en expansion, le coût de la reconstitution de ville humaine où le lien social renaît serait marginal. Seul souci : il freinerait la bonne marche d’une économie productiviste qui tente d’économiser chaque instant qui menace la rentabilité. Mais c’est à ce prix que la ville se reconstruira dans sa mixité et son dynamisme humain, plutôt que dans la seule logique capitaliste et mercantile. On ne ralentit pas sans bousculer quelques agités.

Crédit photos : futuratlas.com ; dalbera ; Thomas Claveirole.

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