Departement d’Etat, Al-Jazeera: même (social media) combat
Prenant exemple sur la chaîne qatarie, l'administration américaine essaie d'injecter une bonne dose de médias sociaux dans sa communication. Pas facile dans un pays où l'architecture de l'information est conditionnée par celle de la télévision.
Disclosure: Les rencontres évoquées dans ce billet l’ont été à l’initiative du Département d’Etat, dans le cadre d’un programme intitulé “Voluntary Visitor”, auquel j’ai participé début mars à Washington, San Francisco et New York.
Début mars, la secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton déclarait devant des membres du Sénat que les Etats-Unis étaient en train de “perdre la guerre de l’information“. Mis directement en cause, les grandes chaînes US “qui diffusent des millions de publicités et des débats entre “talking heads”, contrairement à la chaîne qatarie Al-Jazeera, qui, toujours selon Hillary Clinton, délivre, elle, “des vrais news” et est en train de “changer les esprits et les attitudes des gens“.
We.Are.At.War.
Si cette bataille de l’information n’est pas neuve, les armes, elles, ont changé de nature et les conversations entre individus interconnectés ont bouleversé la donne. Désormais, tout est “social”. Les médias, la justice, l’économie, la religion et bien sûr la politique. Comme le dit très bien Thomas Friedman, du New York Times, “le monde est plat“, définitivement.
Le terme guerrier utilisé par la secrétaire d’Etat américaine n’est donc pas anodin. Le coup de semonce à l’adresse de “ses” médias non plus. L’administration Obama, malgré la complexité de ses rouages, semble en effet bien décidée à reconquérir le champ bataille qui, en son temps, a forgé son élection, mais qui, une fois le touchdown transformé, n’a que trop peu, et à vrai dire assez mal, servi à gouverner.
WikiLeaks est aussi passé par là, forçant les spin doctors à se rendre à l’évidence: vouloir contrôler la circulation de l’information sur les réseaux est bien plus coûteux et bien moins efficace que de s’assurer de les garder ouverts, d’y faciliter les échanges et de compter sur les entrepreneurs pour les faire fructifier. C’est d’ailleurs en substance ce qui transparaissait déjà en filigrane du 21st Century Statecraft, sorte de profession de foi sur la liberté numérique, non exempte de certaines ambiguïtés mais qui, martelée, rappelle qu’in fine, “ce qui est bon pour le business est bon pour les USA”. Quitte à ce que cette liberté se retourne parfois contre eux.
Parce que tout comme l’argent, l’information ne génère de plus-value que quand elle circule…
Occuper le terrain et focaliser l’attention
Installée au sein-même du Pentagone, la cellule “Social Media” de la Navy occupe trois personnes, à temps plein. Leur job: veiller à ce que les pages Facebook officielles ouvertes par les différents corps de Marines respectent les guidelines (conditions d’utilisation) édictées en haut lieu. Et publiées en ligne sous forme de tutoriels très complets sur Slideshare. Ses membres animent également la communauté des familles de Marines déployés à l’étranger et interagissent avec les internautes qui entrent en contact avec elles via Facebook et Twitter, répondent à leurs à leurs questions et organisent ponctuellement des rencontres IRL (dans la vraie vie).
“Comme tout le monde, nous avons tâtonné un certain temps avant de trouver un ton et un degré de transparence adéquat“, souligne le capitaine D.W. en charge de la gestion du compte Twitter officiel de la Navy. “Nous savons que les gens parlent de nous sur internet, et pas qu’en bien. La moindre des choses est de leur montrer que nous sommes à l’écoute“, ajoute-t-il, convaincu, tout comme sa hiérarchie, que ces discussions en ligne permettent de (re)créer un climat de confiance vis-à-vis de l’armée. Un processus émaillé d’échecs et d’erreurs, mais qui s’inscrit dans le long terme et qui permet donc des ajustements réguliers.
Nous n’agissons pas sur les réseaux sociaux pour justifier les choix de nos supérieurs mais plutôt pour faciliter leur bonne compréhension. Et vous ne pouvez pas faire cela si vous n’êtes pas prêts à entendre le feed-back que vous renvoient vos utilisateurs. En fait, nous essayons surtout de nous rendre utiles auprès de ceux qui s’intéressent à nos activités
Voici l’avis d’un directeur de la cellule “Innovative Engagement” du State Departement. D’où des webcasts ouverts aux commentaires, des deals avec Youtube, des séminaires internes de formation au travail collaboratif et à la gestion des conversations en ligne.
Mais s’exprimer publiquement au nom de la Navy ou du Département d’Etat constitue un exercice d’équilibriste, entre proximité et transparence au profit de l’institution et expression, et certains franchissent parfois la ligne rouge et doivent en assumer les conséquences. Le cas ce dimanche de la démission du porte-parole du State Departement, P.J. Crowley, après des propos sur les conditions de détention de Bradley Manning (NDLR: le soldat américain soupçonné d’être à l’origine des fuites de câbles diplomatiques vers WikiLeaks) en est le parfait exemple.
Occuper le terrain, à tout prix, pour éviter que d’autres, avec d’autres agendas, ne le fassent à leur place. Une stratégie poussée jusqu’à l’intégration récente du monitoring de certaines conversations sur les réseaux sociaux dans une des cellules antiterroristes …
Valoriser la participation et les créations des utilisateurs
A quelques blocs de là, 500 mètres en face de la Maison Blanche, au 6ème étage de la rédaction d’Al-Jazeera, Stephen Phelps met la dernière main à un projet “100% social” mis en oeuvre avec ses équipes techniques basées à San Francisco.
Al-Jazeera, qui n’est pas diffusée aux USA (mais dont le flux anglophone est accessible librement en ligne), monte en puissance. Sa couverture des événements en Tunisie, en Egypte, en Libye et, d’une manière générale, au moyen et au proche orient, en font désormais une référence en matière d’utilisation des réseaux sociaux comme matière première des contenus qu’elle diffuse. Et le programme The Stream que Stephen Phelps s’apprête à lancer début mai risque bien de creuser encore un peu plus le fossé entre les médias connectés aux audiences en ligne et ceux qui s’obstinent à broadcaster.
Pour Adel Isklandar, professeur au centre d’études Arabes à l’université de Georgetown et auteur de plusieurs livres sur Al-Jazeera:
les 20 PC d’Egyptiens connectés au web ont démontré la puissance que les communautés peuvent développer lorsqu’elles se focalisent sur un objectif commun ET que leur message est relayé par une chaîne à grande audience. C’est la combinaison de ces deux facteurs qui fut déterminante dans la chute de Moubarak. Et qui pèse de tout son poids sur les autres monarchies du Golfe.
Et l’expert d’ajouter:
Pourquoi croyez-vous que l’Arabie Saoudite distribue actuellement des milliards de pétrodollars, si ce n’est pour calmer les communautés qui pourraient mettre en danger le “système”?
D’où l’intérêt stratégique pour Al-Jazeera de continuer à monitorer de très près l’activité des communautés en ligne (cfr. leur dashboard Twitter) afin de garder une longueur d’avance sur les autres networks, qui ne pourront que réagir qu’à posteriori, et donc avec un temps de retard et une qualité d’information inférieure. CQFD.
Le web et ses manifestations
Derrière le concept un peu tarte à la crème de curation – le journalisme a de tout temps été le résultat d’une sélection plus ou moins pertinente de sources concordantes-, avec The Stream c’est surtout l’attention des super-users de Twitter et de Facebook qu’Al-Jazeera entend capter. Et de les fidéliser à long terme. En reconnaissant que leurs activités en ligne sont des sources crédibles pour des “vrais” journalistes, en montrant à l’antenne leurs tweets, leurs photos sur Flickr, leurs vidéos sur Youtube et en les responsabilisant dans la “remontée d’infos” vers la surface d’un média à forte audience, c’est une bataille majeure qu’Al-Jazeera engage avec ses concurrents, et pas qu’aux USA (cfr. par ailleurs cet excellent papier consacré aux innovations des médias américains, par Alice Antheaume sur Slate.fr). Celle des relais d’opinions, des influenceurs, des propagateurs de buzz, de ces jeunes armés de leurs ordinateurs et smartphones connectés pour qui la chaîne apparaîtra comme le référent naturel pour agir, réagir et interagir. Un combo imbattable pour siphonner les budgets des annonceurs on et offline. Strike, échec et mat …
Ni Al-Jazeera ni le Département d’Etat ne savent sans doute exactement où cette présence active sur les réseaux sociaux les mènera. Mais tout deux savent pertinemment que l’attention humaine a ses limites et qu’ils ne sont pas les seuls sur ce marché. Cela fait 30 ans que le web manifeste l’émergence de nouveaux comportements, et les événements récents tendent à démontrer qu’en matière de politique comme de médias, il ne suffit plus d’être celui qui crie le plus fort pour être le mieux entendu.
Vous avez des questions concernant cet article ? Utilisez la fenêtre ci-dessous pour me les poser, j’y répondrai en vidéo le plus rapidement possible
__
Crédits photo: Flickr CC MATEUS_27:24&25, US Army
Laisser un commentaire