Berlusconi veut couper les “grandes oreilles” de la Justice

Le 21 mars 2011

Poursuivi dans une vaste affaire de moeurs avec des mineures, Silvio Berlusconi pourrait être confondu par des écoutes téléphoniques ordonnées par la justice. Il veut en profiter pour imposer leur régulation.

C’est officiel : Silvio Berlusconi n’a plus de téléphone portable. Le 28 février dernier, il s’en expliquait lors d’un meeting de son parti, le Peuple de la Liberté :

Sachez que votre premier ministre n’a plus le moindre mobile parce qu’il est sujet à toutes sortes d’écoutes. […] Tout le monde considère comme une atteinte à la liberté le fait de ne pas pouvoir parler librement au téléphone. C’est pourquoi j’ai régressé dans le temps et n’utilise plus de mobile.

Au passage, il se désignait lui-même, avec la mesure qui le caractérise, comme “l’homme politique le plus persécuté de l’histoire”.

La veille, dans une conférence à Milan, il avait rappelé sa conviction qu’une nouvelle loi sur les écoutes téléphoniques était nécessaire, qualifiant de “pratiques barbares qui doivent cesser” les violations de la vie privée de citoyens ne faisant parfois même pas l’objet de poursuites.

Il faut dire que ce maudit mobile – dont il avait pourtant bien du mal à se séparer – risque aujourd’hui de lui coûter une lourde condamnation pour relations sexuelles avec une prostituée mineure. La fameuse affaire du “Rubygate” repose en effet sur un dossier d’environ 700 pages, constitué en grande partie de retranscriptions d’écoutes téléphoniques et de SMS interceptés par la police judiciaire.

Instrument du Rubygate

Cristina Di Censo, la juge des enquêtes préliminaires à laquelle le parquet de Milan avait transmis ces documents, a confirmé le 15 février leur caractère de “preuves évidentes”, l’autorisant à faire comparaître le Président du Conseil devant un tribunal ordinaire selon une procédure accélérée. La première audience du procès aura donc lieu le 6 avril. Et son issue pourrait coûter cher à un homme simultanément poursuivi dans trois autres affaires, bien qu’il ait jusqu’à présent échappé à toute condamnation effective malgré de nombreuses inculpations.

En attendant, les Italiens ont déjà pu se délecter copieusement de nombreux extraits de ces écoutes, publiés par les grands journaux de gauche italiens et souvent relayés par la presse internationale. Sur le web, de facétieux activistes ont même créé le site Bungle Bungle, (contraction de “Google” et de “bunga bunga“), un moteur de recherche donnant accès à tous les échanges téléphoniques rendus publics dans l’affaire Ruby.

Car plusieurs des jeunes femmes présentes aux “parties fines” (sic) organisées par Silvio dans ses luxueuses villas, dont au moins deux étaient mineures au moment des faits, avaient été mises sur écoute par la justice. C’est d’ailleurs la localisation de leurs téléphones portables qui avait permis de savoir qu’elles y participaient. Leurs conversations et leurs SMS décrivent des orgies sexuelles dont Berlusconi était parfois le seul protagoniste de sexe masculin. Ces retranscriptions mettent aussi en lumière la rivalité qui régnait entre elles, et les encouragements éhontés de leurs propres familles.

Si le président du Conseil persiste à affirmer qu’il n’a “jamais payé pour des rapports avec une femme”, des écoutes datant d’il y a plusieurs années suffisaient déjà à en douter sérieusement. En 2008 et 2009, il avait eu avec l’escort-girl Patrizia D’Addario des rapports intimes tarifés, agrémentés d’onéreux cadeaux.

La bataille des chiffres

On comprend mieux, dès lors, pourquoi Silvio Berlusconi se plaint tant des interceptions de communications téléphoniques par la police judiciaire. Comme les socialistes avant lui, ses gouvernements successifs n’ont eu de cesse de proposer des lois visant à en restreindre l’usage et la divulgation, sans jamais qu’aucune ne parvienne à entrer en vigueur.

Le dernier projet en date a été approuvé par le Sénat en juin dernier, non sans avoir subi quelques modifications suite aux reproches formulés par l’OSCE et le Parlement européen. Des journalistes et une partie de l’opinion s’y étaient également opposés vigoureusement. Mais face à ces critiques, Berlusconi avait alors déclaré que jusqu’à 10 millions de personnes pouvaient être écoutées à leur insu dans son pays, ajoutant :

Le problème est grave, nous sommes tous espionnés.

Un mois plus tard, le journal Il Fatto Quotidiano publiait “les vrais chiffres des interceptions” fournis par le Ministère de la Justice : moins de 40.000 personnes écoutées par an, soit 0,7% de la population totale de l’Italie, qui compte 60 millions d’habitants. L’article précisait en outre que 80% de ces écoutes étaient relatives à des crimes mafieux. Un chiffre non négligeable, tant les Italiens savent ce qu’ils doivent à ce système d’investigation aussi efficace qu’intrusif.

Baptisée Mani Pulite (“Mains Propres”), la vaste opération initiée en 1992 par le juge Antonio Di Pietro avait permis de faire tomber les dirigeants corrompus des grands partis de l’époque : Démocratie Chrétienne (DC) et Parti Socialiste Italien (PSI). Le recours aux écoutes téléphoniques avait été décisif pour révéler les liens entre la mafia et les hommes politiques qui se partageaient le pouvoir depuis des décennies.

Il aurait dû s’agir d’un choc salutaire pour le système italien. Mais c’est justement au terme de cette opération que Silvio Berlusconi, profitant des élections anticipées de 1994, avait remporté sa première victoire électorale. A peine nommé Premier Ministre, il faisait à son tour l’objet d’enquêtes judiciaires, notamment fondées sur des interceptions de communications privées.

Réforme constitutionnelle

Depuis, ses innombrables frasques ont régulièrement alimenté la presse en retranscriptions d’écoutes de ministres, de collaborateurs ou de femmes qu’il a fréquentées. C’est sur ces fuites incessantes de documents censés être à l’usage exclusif de la Justice que le Cavaliere a fondé l’idée de sa persécution par de soi-disant  “juges rouges”, avec la complicité de la presse.

Alors que son projet de réforme constitutionnelle a été adopté le 10 mars en Conseil des ministres, Silvio Berlusconi et son ministre de la Justice Angelino Alfano se disent désormais prêts à présenter devant l’Assemblée un texte spécifiquement destiné à encadrer les écoutes téléphoniques. Celui-ci prévoit de limiter l’écoute d’un individu à 75 jours et de n’y recourir qu’en cas de “graves indices de crime” dans les affaires de droit commun, et en cas d’“indices suffisants” dans les affaires de terrorisme ou de crime organisé.

De plus, la réforme entend soumettre l’action pénale “obligatoire” du Parquet à des “critères établis par la loi”, tout comme il ne pourrait disposer de la police judiciaire que “selon des modalités établies par la loi”. Autrement dit, selon Antonio di Pietro, aujourd’hui leader du parti d’opposition l’Italie des Valeurs :

Le parlement devra décider quels sont les crimes sur lesquels les juges peuvent enquêter… Donc on ne pourra pas mener une enquête sur tous les crimes, mais seulement ceux sur lesquels il y aura un consensus des députés. Et devinez de quel côté seront ces députés ?

Enfin, si la réforme était adoptée, les Procureurs deviendraient “directement responsables des actes accomplis en violation des droits“. Traduction : une écoute téléphonique ne débouchant par sur une condamnation pourrait leur coûter d’importants dommages et intérêts. Et s’ils souhaitaient faire appel de la décision d’acquittement ? Impossible, car ils ne pourraient plus faire appel qu’en cas de condamnation de l’accusé.

La mafia décimée

La presse, seul autre contre-pouvoir à un exécutif englué dans les affaires et à un législateur corrompu, s’estime également menacée. Selon Giuseppe Giulietti, porte-parole d’Articolo 21, une association pour la liberté de l’information, le projet de loi sur les interceptions téléphoniques vise à “introduire une censure, un contrôle de l’information servant seulement le consensus”. Car le texte sur les écoutes prévoit aussi de lourdes sanctions contre les médias divulguant des retranscriptions.

Pendant ce temps, l’actualité italienne n’en finit plus de donner de bonnes raisons aux Italiens de s’insurger contre de telles tentatives de restriction du pouvoir des juges, et de leur recours aux écoutes. La ‘Ndrangheta, l’une des organisations mafieuses les plus redoutées au monde, vient d’être décimée par la police grâce à l’interception de conversations téléphoniques entre Giuseppe Commisso, surnommé “le maître”, et ses lieutenants. Bilan : 41 arrestations.

Heureusement, il reste peu probable que le projet de réforme constitutionnelle de la Justice italienne soit adopté en l’état rapidement. Deux navettes parlementaires avec une majorité des deux tiers de chaque chambre seraient nécessaires à son adoption, sans quoi il devrait faire l’objet d’un référendum. Mais dans ce dernier cas, tout reste possible, tant la désinformation est une arme dont use mieux que quiconque Berlusconi, le magnat des médias “sans portable fixe”.

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Crédits photo: No Mas, paride de carlo, Sergio Maistrello, Niccolo Caranti

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