Al Jazeera peut-elle s’implanter aux États-Unis?

Le 23 mars 2011

Après une couverture remarquée du "printemps arabe", la chaîne qatarie poursuit un nouvel objectif : s'installer de manière durable aux États-Unis pour venir concurrencer les chaînes d'information sur leur propre territoire. Un pari audacieux qui pourrait bien se réaliser.

Le paysage médiatique américain s’affole : le président Barack Obama s’informe de l’avancée de la situation en Égypte tant, si ce n’est plus, grâce à Al Jazeera qu’à CNN et la Secrétaire d’État Hillary Clinton n’hésite pas à déclarer que “L’audience d’Al Jazeera est en hausse aux États-Unis parce qu’elle propose de la vraie information.” Si ces propos ne sont pas passés inaperçus et ont largement été commentés outre-Atlantique, il n’en reste pas moins qu’ils s’inscrivent dans une sorte de consensus médiatique national, comme le prouve cette liste d’articles recensés par la chaîne, tous plus élogieux les uns que les autres.

Volte-face

Mais il n’en a pas toujours été ainsi : durant l’intervention américaine en Irak, Paul Wolfowitz, alors secrétaire adjoint à la Défense, déclarait :

Les reportages mensongers et partiaux [d'Al Jazeera] ont pour effet de nourrir la violence contre nos troupes.

Donald Rumsfeld, secrétaire à la Défense allait même plus loin :

Ils tentent de manipuler l’opinion mondiale à leur avantage et à notre désavantage ; nous devons tout faire pour que la vérité se sache.

Richard Boucher, porte-parole du Département d’État, déclarait quant à lui lors d’une conférence de presse :

Nous avons exprimé nos réserves à propos de certaines choses que nous avons vues à l’antenne, de certains reportages incendiaires ou totalement mensongers1.

Ce discours était d’ailleurs loin d’être le seul apanage de l’administration néo-conservatrice, mais se reflétait également au sein des médias. Le New York Daily News s’exclamait par exemple : “C’est l’une des armes les plus puissantes de l’arsenal de l’Axe islamique”. Même le sérieux New York Times y est allé de sa critique : Al Jazeera “confère insidieusement à ses actualités une teinte anti-israélienne et anti-américaine”2, ajoutant que “ses reportages, profondément irresponsables renforcent les sentiments hostiles à l’Amérique dans la région.

Lobbying intensif et transparent

De son côté, la chaîne qatarie souhaite bien profiter de ce volte-face étasunien. Poursuivant sa stratégie de développement international, véritablement débutée en 2006 avec le lancement de sa version anglophone, Al Jazeera veut désormais passer à la vitesse supérieure. Après avoir mis en avant l’afflux de visiteurs américains venus suivre le direct de la chaîne en streaming, elle a lancé la campagne Demand Al Jazeera, qui vise à recueillir les requêtes des citoyens américaines et à les faire parvenir directement aux câblo-opérateurs.

Le 12 février, 33.000 mails auraient déjà été transférés aux entreprises concernées, dont 13.000 à Comcast, le plus important d’entre eux. Pour appuyer ce véritable lobbying, les internautes peuvent faire entendre leur voix par le biais de vidéos expliquant pourquoi ils désirent recevoir la chaîne. Si à ce jour Al Jazeera est toujours en pourparlers avec Time Warner, Cablevision et Comcast, elle continue d’innover et de se démarquer, comme le prouve la mise en place d’un Twitter dashboard, répercutant en temps réel les informations circulant sur le réseau de microblogging, ou encore l’annonce du lancement d’une nouvelle émission anglophone à paraître en mai, The Stream.

Si le concept reste encore assez flou, celle-ci compte également se servir des réseaux sociaux comme Facebook, YouTube, Twitter et Skype, dans une optique plus participative cette fois-ci, où les présentateurs animeraient assez simplement un débat entre internautes. Une autre initiative, peut être moins américano-centrée cette fois-ci, est le lancement de la version anglaise de sa chaîne pour enfant, Al Jazeera Children, prévu en 2012.

L’inversion des flux informationnels ?

Si l’on ne peut catégoriquement prédire l’issue de ce lobbying intensif, il semblerait pourtant qu’il soit en bonne voie pour réussir et que ce ne soit plus qu’une affaire de temps, si tant est que la chaîne puisse maintenir la pression sur les câblo-opérateurs américains, l’actualité aidant. Si cela venait à se confirmer, pourrait-on pour autant parler de chamboulement de l’ordre informationnel global ? En un sens oui : pour la première fois, une chaîne non-occidentale accéderait à la reconnaissance mondiale et proposerait un flux d’informations accessible par le plus grand nombre tant en direction de l’Europe, chose déjà mise en place, que de l’Amérique du Nord.

Mais il faut tout de même relativiser : la chaîne anglophone, bien qu’également financée par l’émir du Qatar, le cheik Hamad bin Khalifa Al Thani, ne traite pas l’actualité de la même manière que sa chaîne-mère et propose une couverture journalistique des évènements beaucoup plus proche de celle de ses confrères occidentaux.

Pour autant, les premiers signes de fissure dans l’hégémonie médiatique américaine n’en sont pas moins réels, comme le faisait remarquer Hillary Clinton en annonçant que les États-Unis étaient en train de perdre la bataille de l’information. Le broadcasting américain, véritable outil historique de soft power transnational, se voit aujourd’hui concurrencé sur son sol même, et cette perte d’hégémonie peut devenir, à terme, problématique voire dangereuse pour la superpuissance, qui perd peu à peu le monopole linguistique et le monopole de l’image sur l’information.

Les États-Unis ébranlés

Mais le succès d’Al Jazeera English aux États-Unis n’en est pas moins certain : la chaîne parviendra t-elle à garder l’attention du public lorsque les mouvements révolutionnaires dans le monde arabe s’essouffleront ? Pourra t-elle véritablement s’imposer comme chaîne d’information généraliste, même lorsqu’elle devra couvrir des évènements hors de sa zone géographie de prédilection ? Plus encore, réussira t-elle à trouver un juste milieu entre les demandes des téléspectateurs occidentaux et la promotion d’un certain agenda, ou préfèrera t-elle lisser son image, quitte à y perdre sa singularité ? Réussira t-elle à rester incontestablement la chaîne arabophone de référence face à la montée en puissance de certains concurrents déjà installés, ou en passe de le faire comme la future chaîne du prince saoudien Al Waleed ou la version arabophone de Sky News ?

L’ironie de l’histoire veut que les États-Unis se voient aujourd’hui ébranlés dans le domaine médiatique alors qu’ils comptaient user de celui-ci pour se créer une image plus reluisante dans le monde arabe, pour gagner “les cÅ“urs et les esprits” pour reprendre la terminologie militaire (Hearts and Minds). L’exemple le plus probant de ce cuisant échec est celui de la chaîne publique arabophone Al Hurra, “la libre”, lancée en 2004 et transfusée à hauteur de 100 millions de dollars par an par le contribuable, et dont les effets sont pour le moins invisibles.

Il reste désormais à voir si cette implantation de la chaîne en territoire étasunien marquera le summum de la stratégie mondiale d’Al Jazeera, ou si elle ne sera que l’aboutissement d’une étape. Car après tout, Al Jazeera devrait toujours s’implanter dans les Balkans, et il s’est déjà murmuré qu’une version française pourrait bien apparaitre, avec pour objectif privilégié le Maghreb et l’Afrique francophone, voire, selon d’autres sources, une version espagnole, avec l’Amérique Latine en ligne de mire.

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Crédits photo : Flickr CC Abode of Chaos, Joi

  1. Ces citations sont tirées de Hugh Miles, Al-Jazira : la chaîne qui défie l’Occident, Buchet / Chastel, 2006, respectivement p. 311, p. 166 et p. 135 []
  2. Hugh Miles, op. cit., p. 160 []

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