Migrants tunisiens: la France dans un sale Etat

Le 11 juillet 2011

La France et la Tunisie entretiennent une histoire complexe, mise à mal par les récents évènements. L'attitude de la République française peut notamment être remise en cause.

Le peuple français est né d’une mère chrétienne et d’un père inconnu… Je dis père inconnu parce que la France est et a toujours été une nation d’immigrants.

Andre Frossard (1915 – 1995) – journaliste, essayiste, membre de l’Académie française

Un peu d’histoire dans le sang

La “Révolution tunisienne de 2010-2011″ ou “Révolution de jasmin” est une suite de manifestations non violentes et de sit-in, qui, au bout quatre semaines en décembre 2010 et janvier 2011, ont abouti au départ forcé de Zine el-Abidine Ben Ali, en poste depuis 1987.

Plus de 20.000 Tunisiens ont quitté leur pays après la chute du régime, le 14 janvier.

Avec un taux de chômage qui atteint 14,2%, nombre d’entre eux ont quitté leur sol natal pour tenter “d’améliorer leur existence” ou “laisser les places de travail aux autres” selon les dires de certains.

Il n’est peut-être pas inutile ici de rappeler qu’entre le 12 mai 1881 et le 20 mars 1956, la Tunisie fut un protectorat français, et que son aide militaire fut loin d’être négligeable, ce qui est un euphémisme.

En 1884, l’armée française crée le 4e Régiment de Tirailleurs Tunisiens (4e R.T.T.), comprenant six bataillons de 600 hommes chacun en 1899. Les faits d’armes des tirailleurs tunisiens leur valent Croix de guerre, Médaille militaire et Légion d’honneur, six citations à l’ordre de l’armée (et par conséquent l’attribution de la fourragère rouge), ainsi qu’une participation au défilé du 14 juillet 1919.

Le général Weygand dans son Histoire de l’Armée française (1953) et le décrit comme :

Une unité d’élite qui porte la croix de la légion d’honneur à son drapeau.

En 1944, après les combats du Belvédère (Monte Cassino – Italie) du 24 janvier au 11 février 1944, le 4e R.T.T. sera bien plus que décimé : les trois quarts des cadres sont tués ou blessés, 279 hommes sont tués (dont 15 officiers), 426 hommes sont portés disparus (dont 5 officiers) et 800 hommes sont blessés (dont 19 officiers), soit au total les deux tiers de l’effectif engagé dans les combats.

Quelques mois plus tard, le 4e R.T.T. sera le premier régiment français à pénétrer en Allemagne en 1945. Il participera aussi à la guerre d’Indochine jusqu’en 1955.

Les liens qui unissent la France et la Tunisie se sont aussi forgés côte à côte dans le sang sur les champs de bataille, ce qui est un point non négligeable de l’histoire de France. Qu’il convient peut-être de rappeler.

De Lampedusa à Paris

Le premier réflexe de l’Europe, ensemble de pays qui compte plus de 500 millions d’habitants, face à ce qui est non pas un flux migratoire mais plutôt un afflux ponctuel de migrants, a été de se recroqueviller sur elle-même.

Invoquant à tour de rôle le risque d’un “appel d’air”, ou le “danger d’être envahi”, S. Berlusconi et N. Sarkozy se sont prononcés en faveur de la remise en cause des accords de Schengen sur la libre circulation des personnes au sein de l’Union Européenne.

Quand les peuples demandent leur liberté, la France sera à leur côté.

Mise dans le contexte du traitement réservé aux Tunisiens à leur arrivée en France, cette phrase prononcée par Nicolas Sarkozy en mai 2011 sonne comme un mensonge éhonté.

Selon Le Monde du 1er mai, la France souhaitait pourtant faciliter l’arrivée de travailleurs tunisiens sur son sol. Pour cela, Paris se base sur un accord signé en 2008 avec Tunis qui prévoit un objectif de 9 000 entrées par an dont 3 500 salariés. Or, seuls 2 700 Tunisiens sont arrivés  en France au cours de l’année 2010.

La délivrance par l’Italie de titres de séjours aux migrants tunisiens échoués à Lampedusa, grâce à la Convention de Schengen qui leur permettaient de venir librement en France a entraîné la réaction immédiate de Claude Guéant :

Il ne suffit pas d’avoir une autorisation de séjour en Italie pour venir en France.

Son ministère a donc émis, le 5 avril, une circulaire [PDF] établissant des critères stricts. Les intéressés sont ainsi notamment sommés d’avoir un minimum de ressources (31 euros par jour à condition d’avoir un hébergement, 62 euros dans le cas inverse) sur eux, en plus de leur titre de séjour.

L’article 5 de la Convention de Schengen signale que l’intéressé doit avoir “des moyens de subsistance suffisants” et ne fixe pas de montant précis : le migrant, doit “être en mesure d’acquérir légalement ces moyens”.

Ne peut-on considérer que deux bras, deux jambes, la volonté et l’envie de bosser sont des moyens suffisants ?

On notera que si les gouvernants sont fort prompts à faire adhérer les citoyens à la libre circulation des marchandises et des biens en Europe, il semble que les migrants soient une forme de marchandise bien plus encombrante, quelque part entre le traitements des déchets toxiques et la gestion du bétail.

J’exagère ? Peut-être. Ou pas.

Les contrevérités gouvernementales

On notera tout d’abord qu’il y a en France moins d’immigrés en 2011 qu’au début du XXe siècle.

Là où le discours gouvernemental s’effondre, c’est comme souvent à regarder les chiffres : les bénéfices issus de l’immigration sont supérieurs à ses coûts pour les pays d’accueil, selon un rapport de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).

En 1999-2000, les immigrés ont rapporté au Royaume-Uni 4 milliards de dollars de plus en matière d’impôts. Aux États-Unis, l’immigration a généré un revenu national supplémentaire de 8 milliards de dollars en 1997.

Quant à la concurrence dans le domaine de l’emploi, l’OIM rappelle qu’en Europe occidentale, “il est rare que les immigrés et les travailleurs locaux se trouvent en concurrence directe”, les premiers occupant fréquemment “des emplois que les nationaux sont soit dans l’incapacité soit peu désireux d’occuper”.

Deuxième constat, les immigrés ne pèsent pas sur les comptes sociaux, si l’on croit une étude [en] du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii). S’ils pèsent sur les caisses chômage , en revanche, ils ne pèsent pas sur les caisses de santé et de retraite.

Toujours selon le Cepii, les immigrés réduisent le poids fiscal du vieillissement démographique. Le Conseil d’orientation des retraites (COR) a récemment montré qu’un accroissement des entrées de 50 000 par an pourrait réduire le déficit des régimes de retraites d’un demi-point de PIB à l’horizon 2050.

Le problème des migrants tunisiens ne serait donc pas économique, mais bien politique.

M. Claude Guéant réécrit ainsi la Convention de Schengen à sa sauce. Reste à savoir pourquoi.

Le contexte électoral

Nicolas Sarkozy chercherait à reproduire un “21 avril” en 2012, espérant affronter Marine Le Pen au second tour. Cette hypothèse a notamment été confirmée sur France 2 par un “proche de Nicolas Sarkozy” au cours de l’émission Complément d’enquête.

Décryptant la stratégie élaborée par Patrick Buisson, conseiller de l’Élysée et ancien directeur de Minute, charmant journal d’extrême droite, ce témoin anonyme raconte que la manœuvre consiste à créer “dans l’esprit public des stress complémentaires sur les sujets immigration, sécurité” pour en faire “une marotte, une obsession”, et ainsi amener le débat sur un terrain sur lequel la gauche française est en général mal à l’aise.

Et les Tunisiens font de parfaits boucs émissaires. Plus les CRS interviennent, plus la stratégie de Sarkozy prend corps. Plus les médias en feront des gorges chaudes, et plus le candidat Sarkozy se frotte les mains.

Je dis bien candidat Sarkozy, car il est évident que cette tactique n’a plus rien de l’attitude responsable d’un homme politique en charge de gérer la cohésion d’une nation et de ses différentes composantes, fussent-elles venues de pays voisins.

Sur la question des boucs-émissaires, Hakim Karoui écrit dans L’avenir d’une exception :

Dans la société française, les boucs émissaires ont été les juifs, mais aussi, au Moyen Âge, les « Lombards », à l’époque moderne, les protestants ou les catholique selon les camps, les agents royaux (du fisc par exemple) ou inversement les mendiants ou les prostituées, les « aristocrates » et parfois les prêtres à la Révolution; les « capitalistes », les « bourgeois » à l’époque contemporaine, les immigrés non encore assimilés à toutes les époques. Aujourd’hui, le bouc émissaire, ce sont les Arabes. Demain, ce seront peut-être les Noirs ou les Chinois. Les Arabes, parce qu’ils portent encore une différence (leur nom, leur religion) mais aussi et surtout parce que la société française se rend compte qu’ils sont de moins en moins différents. Leur différence apparaît alors d’autant plus importante qu’elle est finalement de plus en plus résiduelle.

Diviser pour mieux régner, nul besoin d’avoir lu Machiavel pour comprendre. Que nous soyons tous membres de l’espèce humaine s’oublie vite, semble-t-il, à quelques mois des élections.

Grossière erreur de jugement. C’est oublier de considérer que des jeunes gens (dont certains sont des mineurs) qui ont tout quitté, famille et amis, qui ont voyagé sur des embarcations de fortune, et ont réussi à survivre jusqu’au pied de nos immeubles, sont des forces dont la valeur humaine n’est plus à démontrer. Quelle volonté ne faut-il pas pour accomplir ce périple? Quel courage ? Quelle envie de vivre, d’avancer ?

Avons-nous plus peur d’eux qu’ils ont eu peur de partir à l’aventure, sans certitude ?

Ce sont donc actuellement environ 600 Tunisiens qui se trouvent à Paris, certains entassés dans des gymnases, d’autres dormant dans les parcs ou le long des bouches de métro.

Si la Mairie de Paris a voté des levées de fonds pour leur venir en aide, il apparaît que les structures d’accueil sont déficientes, trop peu nombreuses, souvent insalubres. L’Europe ne leur viendra pas en aide. Le gouvernement leur envoie les CRS. La mairie de Paris les déloge pour des raisons fallacieuses (Gymnase Fontaine au Roi).

Et ce sont de simples citoyens qui leur viennent en aide, comme ils peuvent.

Le cas #Botzaris36

Je ne raconterai pas ici ce qui se passe entre le 36 rue Botzaris et le parc des Buttes-Chaumont. Parce que je ne me suis pas rendu sur place, j’en serais donc fidèlement incapable, tandis que d’autres y sont jour et nuit, et en parleront concrètement mieux que moi.

Écœuré par cette situation hypocrite, indigne d’un état de droit, j’ai fait le choix de consacrer mon compte Twitter à ce sujet unique depuis plusieurs semaines.

Pour le caractère inhumain du traitement réservé aux Tunisiens d’une part (« comme des bêtes »), et parce que je le considère comme révélateur de l’état d’esprit dans lequel la petite gue-guerre électorale des partis majoritaires a plongé ce pays.

Si quelques médias se sont penchés sur le problème des migrants, il convient d’expliquer ici la relative omerta d’une partie de la presse française. Et c’est encore Le Canard Enchainé qui s’y colle dans un article intitulé “Quand le gratin de la presse française bronzait aux frais de Ben Ali”.

Je vous invite également à lire entre autres les articles suivants, et bien-sûr à faire vos propres recherches.

@OWNI :

Botzaris, territoire annexé par l’ambassade de Tunisie

@menilmuche :

Les Tunisiens de Botzaris embarqués par la police

Les Tunisiens du gymnase à la rue

La visite de Pascal Terrasse, député de l’Ardèche :

Être né quelque part

@LeClown :

Pourquoi les Tunisiens doivent sauver Botzaris36

Pour venir en aide aux migrants, une association « action tunisienne » vous fournira les renseignements nécessaires.

N’étant ni journaliste, ni chroniqueur, ni écrivain, je me suis exprimé ici en tant que simple citoyen français.

Billet initialement publié sur le Tumblr de Pierre Deruelle

Illustrations CC FlickR par skinny79, Wassim Ben Rhouma, Antonio Amendola Photography et empanada_paris

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